Nouvelle : L’anniversaire

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Aujourd’hui, c’est mon anniversaire. Un beau gros quarante ans tout rond, tout dodu et en santé. Le fameux nombre maudit que toute femme redoute au plus haut point. Pas moi. Enfin, je ne le crois pas. Est-ce que ça me tombera dessus comme une tonne de brique dans quelques jours ? Peut-être, qui sait.

Il fait soleil et il fait chaud (c’est généralement pluvieux et frisquet en cette date mémorable) ; pourquoi broierais-je du noir, comme une veuve tissant son propre linceul ? Assise sur le divan au salon, je fais semblant de lire. Pourquoi cette supercherie, me demanderez-vous ? C’est que j’espionne mon tendre époux. Il gambade comme un petit garçon en installant les décorations pour mon anniversaire. Il veut que tout soit parfait pour cette journée importante pour moi, pour la visite qui prendra la peine de faire quelques heures de route pour venir fêter avec nous dans notre coin de paradis perdu. « Paradis » est peut-être un bien grand mot. Disons donc seulement « coin perdu » pour les besoins de la cause.

Habituellement, les couples qui sont ensemble depuis plusieurs années ne font pas de cas des anniversaires. On ne décore plus, pas même d’une petite banderole « bonne fête », et l’on ne se donne plus de cadeaux. On est toujours déçu de toute façon, l’autre ne nous connaissant pas assez. Plus assez. On se concentre sur les enfants et les petits-enfants, se disant que c’est eux notre vie maintenant. Pour mon mari et moi, c’est différent. On aime donner, mais on ne fait pas de fausse modestie : on est également heureux de recevoir. On a de la difficulté à se retenir pour s’offrir nos cadeaux le jour de la fête ; on en garde toujours un ou deux à ouvrir la veille de l’évènement. De vrais gamins !

C’est ça les gens sans enfants. On ne devient jamais adulte. Il nous manque une variable, celle pour laquelle nous sommes censés exister : la progéniture. Ce n’est pas ma perspective personnelle, vous savez. J’ai discuté avec d’autres couples sans fondement, sans but. Comme nous, ils ont des animaux au lieu d’enfants (on a tout de même un instinct à assouvir !). Nous avons le syndrome de l’imposteur. On s’en va vivre en appartement, puis on achète une maison. On a beau avoir un travail, une vie sociale, rien n’y fait. On joue un rôle : celui de l’adulte. On se sent comme lorsqu’on était petit et qu’on jouait au père et à la mère. Que ce soit à trente, quarante ou cinquante ans, notre évolution n’a pas suivi son cours normal, on se sent toujours imposteur. Emberlificoteur. Trompeur. Nous avons sauté une étape cruciale dans notre développement : celui de créer la vie et d’en prendre soin.

On sait très bien qu’on est adulte et qu’on vieillit (on n’est pas idiot tout de même !). Toutefois, c’est facile de l’oublier. On constate le triste résultat des années sur notre gâteau d’anniversaire et sur les cartes. Cet inconfort ne dure qu’une journée ou deux puis on oublie, on met tout ça de côté. Avec un peu de chance, on a assez bien entretenu la peau de notre visage afin que les traces du temps ne soient pas trop apparentes. C’est ce qu’on espère en tout cas. On ne regarde pas trop de photographies du passé dit « récent », celui qui ne date pas de notre enfance ou adolescence. On tourne ainsi un œil aveugle vers cette preuve indéniable qu’on ne vit pas dans une réalité alternative où notre existence se serait arrêtée lorsque nous avons pris la décision de ne pas devenir adultes, de ne pas faire notre devoir d’humain.

Vous trouvez que j’y vais fort ? Pas vraiment. On nous a déjà déclaré que notre vie en tant que couple n’avait pas de but, pas d’objectif. Que nous ne servions à rien, quoi. On dit souvent que la vérité sort de la bouche des enfants ; c’était le cas cette fois-là également. Ce n’était pas méchant, seulement une constatation platement exprimée. Les ridules ne sont donc pas trop au rendez-vous, les fils gris s’étant emparés de notre chevelure sont simples à cacher : un petit dix dollars à la pharmacie et on oublie ce désagrément toutes les quatre ou cinq semaines. Camouflage. Comme par magie, on redevient jeune. De toute façon, ne dit-on pas ces jours-ci que le gris est le nouveau blond ? Pour les jeunes peut-être ; sur nous, ça fait juste « vieux ». On s’examine, on se laisse pousser la frange pour cacher cette vilaine ride transversale et hop, on est presque neuf ! On se maquille plus soigneusement les yeux afin d’attirer le regard des autres sur les portes de notre âme au lieu du cadrage défraichi. Comme le disait si bien Dalida : « J’ai mis de l’ordre à mes cheveux, un peu plus de noir sur mes yeux ». Avec ça, on oublie facilement qu’on a le double de l’âge que notre cœur ressent.

Ce n’est pas que les femmes avec enfants soient moins jolies que les autres. Au contraire. Elles suivent les vagues du temps, et subissent parfois les affres des vents violents du large. Elles vieillissent avec leurs enfants, elles suivent le mouvement du monde. Pour chaque nouvelle année ou nouveau centimètre que gagne la prunelle de leurs yeux, leur raison d’exister, une petite ride de joie ou d’inquiétude décore leurs visages, comme une médaille. Chaque souci, chaque tracas que leur précieuse progéniture leur fait vivre est comme un petit morceau de cœur qui s’envole au loin, au gré du vent. Chacune des peines que le fruit de leurs entrailles subit leur enlève une parcelle de vie. Elles sont comme le cuir de qualité d’un manteau bien taillé : la couleur ternie, la surface se craque, mais la douceur est toujours au rendez-vous, la beauté de la peau qui a rempli sa fonction avec brio : protéger.

J’observe d’un œil mon mari passer à côté de moi, un sourire espiègle sur le visage, et je ne peux m’empêcher d’éclater de rire. Ah oui, c’est vrai : aujourd’hui, c’est mon anniversaire. Il s’éloigne et mon regard s’envole vers l’extérieur, vers le soleil du printemps qui verdit la pelouse jaunie par un hiver rigoureux. Mon sourire s’efface lentement. Je revois ma mère assise dans son fauteuil, un verre de vin rouge à la main et une cigarette entre les doigts. Elle vient de passer le cap de la quarantaine et elle chante avec Ginette, les yeux brillants et un trémolo dans la voix : « … et si mon miroir se ride, s’il se fend d’un lent suicide, c’est pour dire, pour crier en mille éclats de voix, que j’ai encore la moitié de ma vie devant moi… ». Elle ne le savait pas, mais il lui restait à peine vingt ans. Deux décennies à souffrir pour les autres… à cause des autres. Vingt années à mourir à petit feu à essayer d’absorber les peines et les déceptions de ses enfants, de sa famille.

Lorsque je pense aux dernières années, je dois avouer qu’elles sont passées comme l’éclair. Je sais, c’est cliché… qu’importe. Je m’imagine l’existence d’une mère qui, en plus de sa propre réalité et des saloperies que la vie ne manquera pas lui jeter à la figure pour lui signifier que les années s’accumulent, doit en plus avoir comme témoin silencieux des êtres provenant de son corps, de sa chair. Ils grandissent, vieillissent, ont eux-mêmes des enfants. Cette femme accomplie n’est pas pour autant malheureuse ou jalouse de celle qui n’a pas exécuté sa fonction humaine, de celle qui ne se sent pas adulte. Pas plus que cette éternelle jeune femme dans l’âme n’envie l’accomplissement de l’autre. La plupart du temps en tout cas. Quand on ne lui rappelle pas que son existence est futile.

Combien d’années me reste-t-il ? J’ai un sentiment d’éternité qui vit en moi ; il provient très certainement de cette impression de jeunesse perpétuelle de l’humain qui n’est jamais devenu vraiment adulte. Nous sommes des Peter Pan. Non, c’est faux, Pan avait également la jeunesse du cœur. Nous sommes plutôt des Dorian Gray : nous avons signé un pacte avec les ténèbres afin de survivre à l’attaque du temps. Nous agissons comme si nous étions immortels, mais, au fond de nous, la vérité nous hante. Un jour, nous ne pourrons plus nous observer dans la glace sans fendiller notre miroir. Je crains le moment de lucidité où je me regarderai pour enfin apercevoir celle que je suis devenue. J’ai parfois peur de me réveiller de ma torpeur et de réaliser que les rides se sont installées, que le cœur s’est fatigué, et ce, sans l’aide d’un enfant pour m’user. Je crois que c’est encore pire de constater tout ce ravage à un point éloigné dans le temps au lieu de l’avoir subi petit à petit, sans m’en rendre compte, en vieillissant avec mes enfants.

— Ils sont arrivés !

Je regarde ma douce moitié s’élancer vers la porte et je ferme mon livre, que je ne lisais pas de toute façon ; je préférais me morfonde un jour de fête. Je remets un sourire sur mes lèvres et me lève pour accueillir mes invités. Dans deux jours tout au plus, j’oublierai ces sombres pensées. Je redeviendrai Dorian Gray… jusqu’au moment où la vie poignardera pour moi la toile de mon tableau maudit.

* La graphie rectifiée est appliquée à ce texte.

2 réflexions sur “Nouvelle : L’anniversaire

  1. C’est tout simplement magnifique Caroline. Ta sensibilité y transpire et elle est bien réelle. Terre à terre, comme pas une. Tu es unique ; et c’est pourquoi j’aime tant notre relation de partenariat.

    Magnifique…vraiment.

    Et en parlant de duo….

    Envoyé de mon iPad

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