Nouvelle – Une femme, une baignoire

Nouvelle - Une femme, une baignoire

— AAAAHHH !!!

Excusez-moi pour ce cri strident, mais comprenez-moi : la première chose que je vois en ouvrant les yeux est une femme couchée dans une baignoire ensanglantée. Il y a de quoi surprendre. Qu’est-ce que je fais là ? Je n’en ai aucune idée. À dire vrai, j’ignore qui je suis. Je sais seulement que je me trouve en présence d’une personne visiblement morte, et que je suis de sexe féminin (ça se ressent ces choses-là quand même !). Je regarde autour de moi, fébrile, mais étrangement sans prise sur la réalité, comme si elle m’échappait. J’entrouvre la porte de la salle de bain, et je jette un coup d’œil dans l’autre pièce. Un cri de douleur s’arrache à ma gorge en feu, et je me dépêche de mettre une main devant mes yeux : une lumière blanche aveuglante me brule littéralement la rétine et je sens mon mal de tête lancinant devenir vraiment grognon. Un lendemain de veille ? Possible. Très probable, même. Cela expliquerait cette situation plutôt inusitée. Je me retourne à nouveau vers ma compagne laiteuse et silencieuse pour me retrouver nez à nez avec une fillette assise sur le bord du bain, l’air ennuyé au point de s’ouvrir les veines, sans vouloir manquer de respect à la morte qui semble avoir fait la même chose. Je dis une fillette, mais c’est plus une étrange adolescente : deux lulus aux cheveux noirs méchés de mauve, du bleu nuit sur les lèvres, des paillettes violettes sur les paupières, une jupe de collégienne avec un haut blanc semi-transparent bordé d’un collet froufroutant, et chaussée de bottes à l’allure militaire. À bien y penser, elle ressemble à un personnage d’une bande dessinée asiatique.

— D’accord la freak, t’as fini de me dévisager comme si j’étais une curieuse bestiole ?

Je reste interdite : comment s’est-elle retrouvée là puisque je me tiens dans l’ouverture de la seule porte de la pièce ? La fenêtre ? Impossible, je l’aurais entendue pousser le store horizontal en métal. Je me mets les mains sur les hanches, en signe d’autorité (très mal assumée, croyez-moi !), et rétorque :

— Et toi ? Tu es qui et, surtout, comment diable es-tu entrée ?

— Gabrielle. Et puis, eh, prudence. On n’invoque pas Son nom en vain.

— Qui ça ?

— Lucifer, tu viens de le nommer.

Je baisse la tête pour échapper à son bizarroïde regard, à la fois perçant et blasé. Et c’est là que je le remarque.

— Bordel ! Je suis complètement nue !

Gabrielle lève les yeux au ciel en soupirant.

— Ben oui, Sherlock. Écoute, ce n’est pas que je m’ennuie… non, à dire vrai, je m’emmerde ferme, mais bon, j’ai d’autres transports à organiser pour finir ma journée, alors ce serait bien qu’on s’y attèle.

— À quoi ?

— Ben, à ton transport. Tu m’écoutes ou pas ?

Je suis de plus en plus confuse. Mon transport vers où ? La prison ? Cette femme dans le bain est visiblement morte et je suis nue. Donc je suis une lesbienne qui a tué son amante. Meurtre passionnel, MOI, qui l’eut cru ?

— T’as pas l’air d’une policière pourtant…

— Une policière… j’y crois pas. Il n’y en aura pas de facile pour les braves… La lumière. VA DANS LA PUTAIN DE LUMIÈRE !

Non, mais, c’est qu’elle s’énerve la bibitte ! Je me retourne craintivement vers le rayon lumineux, et une nouvelle zébrure de douleur me fend le crâne en deux. Je ferme un œil et je laisse l’autre à peine entrouvert, comme si ça changerait quelque chose.

— C’est quoi ? Un module de téléportation ? On est dans le futur ? Dans quel siècle ?

Gabrielle se tape le front avec la paume de la main.

— Non, mais, ce n’est pas possible ! Tu n’es pas dans un film de science-fiction à la fin.

— Mais cesse d’être cryptique BORDEL, j’ai un mal de crâne qui m’empêche de penser !

— Ce n’est pas hurler qui va t’aider. Il fallait arrêter de boire quand c’était encore le temps. Maintenant, tu seras nue et migraineuse pour l’éternité, c’est pas brillant.

Je prends une grande respiration. C’est comme un discours entre deux travailleurs de la tour de Babel ; quelque part, le message ne passe pas. L’étrange jeune fille se lève subitement, l’air résigné.

— OK, on va y aller à pas de bébé. Regarde-toi dans le miroir, et dis-moi ce que tu vois.

Par le fait de mon inaction, elle me prend doucement par les épaules et me retourne vers l’armoire de la pharmacie juchée au-dessus du lavabo.

— Heu… je ne vois rien.

— Ça devrait te parler, ça, non ?

J’ouvre soudainement de grands yeux avant de me plaquer une main sur la bouche pour ravaler un autre hurlement complètement inutile qui ne risque pas d’aider mon état actuel de toute façon.

— Mon Dieu ! Je suis un vampire, c’est ça ? Je viens de vider cette femme de son sang. Elle était droguée, ou bien un truc du genre, et je ne me souviens plus de rien. Tu es mon maitre créateur venu à ma rescousse, c’est ça ?

— Premièrement, il ne faut pas non plus invoquer Son nom en vain. Deuxièmement… peux-tu me dire ce que tu fais dans la vie pour avoir des idées aussi loufoques ?

— Je suis auteure.

— Tout s’explique…

Gabrielle se rassoit lourdement sur le bord de la baignoire, la tête entre les mains. Elle prend une grande respiration avant de relever un visage rouge ; la petite bête étrange est visiblement ennuyée.

— Je me demande bien ce que j’ai fait au bon D… à Lui, pour mériter le transport d’une telle illuminée ! D’accord… allons-y plus brutalement. Va vers la femme, et regarde-la attentivement.

Je tourne un œil inquiet en direction de la baignoire, une main sur la bouche. Je crois que je vais vomir. La gamine me pousse dans le dos sans ménagement ; elle commence à manquer de patience, mais je ne comprends rien à son histoire de fou. Je me penche avec hésitation vers le cadavre : des cheveux bruns attachés en chignon, des yeux fermés, une peau d’albâtre. C’est vrai qu’elle a un air qui m’est familier.

— Hum… si je suis sa maitresse, elle doit être mon amoureuse, non ?

— OK, là j’en ai marre. Tu t’es bourrée hier soir et tu as décidé d’aller prendre un bain… ensuite ?

— Est-ce que je peux m’habiller avant qu’on discute ? Je suis plutôt mal à l’aise, vois-tu.

— D’accord, maintenant que tu es vêtue, on peut continuer ?

Je penche alors la tête pour me regarder ; je porte une espèce de grande robe de soirée en satin rose bonbon, une boucle démesurée du même tissu nouée dans le dos.

— Mais, mais…

— Ne me demande surtout pas pourquoi tu as décidé de devenir le sosie de Diane Dufresne, je l’ignore. Estime-toi heureuse : tu ne vois pas le chapeau au moins. C’est violent pour la rétine.

— Je suis morte, c’est ça ?

Gabrielle lève alors les bras en l’air en guise de victoire, et effectue quelques petits pas de danse.

— Alléluia ! Maintenant, ferme les yeux et marche droit vers cette fichue lumière que je passe à un autre appel.

— Tu vas même pas me dire pourquoi je me suis suicidée? Tu es pire qu’une fonctionnaire du gouvernement. Un minimum de respect serait la moindre des choses.

— Tu t’es soulée, puis tu as décidé de prendre un bain pour finir ça en beauté. Tu es entrée trop vite dans la baignoire, tu as glissé, tu t’es ouvert la caboche sur le robinet et tu es morte au bout de ton sang. Tu y vas maintenant dans cette satanée lumière, ou quoi ?

— Mais, mais… c’est comment là-bas ? Est-ce que je vais passer par un genre de tribunal qui jugera si je vais en enfer ou au paradis ?

Gabrielle se laisse soudainement tomber la tête entre les mains. Lorsque, finalement, elle la relève, elle arbore un regard de résignation.

— Pour faire court, tu seras recyclée.

— Comme une bouteille de plastique ?

— C’est en plein ça. Tu seras en attente quelques secondes, comme lorsque tu patientes pour un agent du service à la clientèle chez le câblodistributeur, la musique poche en moins. Lorsque le prochain agent se libère, tu es alors transférée et, paf !, on recommence pour un nouveau tour.

— Et toi, tu n’as pas été recyclée ?

— Non, moi, je suis un ange déchu. Tu te rappelles mon avertissement concernant la non-invocation de certains noms ? Eh bien, j’ai pas écouté et me voilà à escorter des auteurs et des ivrognes vers une vie… disons meilleure. C’est comme un tirage au sort au bingo. N’importe quelle forme vivante, pas juste humaine.

— Beurk ! Je pourrais me réincarner en coquerelle ou en limace ?

— Non, ça s’est réservé aux politiciens et à leurs chefs de cabinet. Je crois que les auteurs sont envoyés dans des huitres.

Je ne pouvais pas croire que je finirais en soupe, ou assaisonnée de citron, glissant dans la gorge de quelqu’un. C’était dégoutant et cruel !

— Mais non, je blague ! Pour les auteurs, hein, pas pour les politiciens.

Gabrielle me pousse à nouveau vers la lumière ; la boucle démesurée de ma robe de satin rose s’accroche au cadrage de la porte. Je me retourne une dernière fois vers le corps… mon corps. La morte ouvre soudainement les yeux et tourne la tête dans ma direction. Je suis figée comme une biche prise dans le rayon des phares d’une voiture. Elle ouvre la bouche de façon démesurée, et commence à vomir de grosses mouches noires. Je tente de me dégager sans succès. Les insectes s’agrippent à mes cheveux, à mon chapeau, leurs bourdonnements à la limite du supportable. L’ange déchu se met alors à rire tandis que des insectes s’infiltrent dans mes yeux et ma bouche, et…

Je me réveille en sursaut. Je suis couchée dans mon bain, maintenant froid. Sur le rebord, un verre vide et une bouteille de vin qui l’est tout autant. Ciel ! Ce n’était qu’un vilain cauchemar. Je me redresse d’un trait et regarde autour de moi : non, il n’y a pas d’étrange jeune fille à l’allure de Punky Brewster sur l’acide. Je n’ose pas me lever, de peur de finir le crâne ouvert dans la baignoire. Je rampe donc littéralement hors du bain et j’atterris sur le tapis rose.

Tout en m’essuyant, je jure de ne plus boire une goutte pour le reste de ma misérable existence. J’enfile ma robe de chambre et avale deux comprimés. Soyons réalistes : je ne boirai plus de vin pour quelques mois… ou semaines… une semaine peut-être. Je m’apprête à sortir de la salle de bain lorsqu’une lumière blanche m’aveugle.

— NOOOON !

Je ris de moi-même, une main sur le cœur : ce n’est que les phares d’une voiture se reflétant sur une fenêtre. Le temps d’ouvrir le réfrigérateur pour me servir une eau pétillante, il ne reste plus rien, ou presque, de ce mauvais rêve et de ces promesses de sobriété. Demain est un autre jour ; ivrogne un jour, ivrogne toujours !

FIN

2 réflexions sur “Nouvelle – Une femme, une baignoire

  1. Bonjour Caroline,

    Je trouve ton texte génial ! Je comprenais que tu te regardais dans le bain, mais j’avoue que la fin, je ne l’attendais pas ! 😊

    À bientôt j’espère

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  2. Chère Caro, toujours aussi imaginative.

    « ….C’est comme un discours entre deux travailleurs de la tour de Babel ; quelque part, le message ne passe pas. »

    Ça résume bien ton imagination débordante Caroline !

    Bise… d’un fan !

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