Nouvelle – Elle… un soir de décembre

Nouvelle - Elle... un soir de décembre

Elle caresse de la main le vieux gilet de laine qu’elle a enfilé machinalement. Celui de son mari. Il l’avait encore revêtu hier soir et son odeur flotte toujours, entremêlée amoureusement aux fibres ; une odeur musquée d’Old Spice. Il le porte toujours comme un talisman contre les mauvaises journées, contre la froideur humide de l’hiver. Il le portait. Couleur pers, comme ses yeux. Ce soir, elle a malheureusement le droit d’en réclamer l’utilisation, pour apaiser sa propre peine. Comme si c’était possible. Un droit d’usage aujourd’hui, demain et tous les jours horribles qui suivront. Une forme informe. Le chandail flotte sur son corps frêle, comme un étendard s’enroulant autour de sa hampe par grands vents. Ou plutôt, comme un linceul. Elle lève sa main droite pour essuyer une larme, mais elle arrête son geste à quelques centimètres de sa joue. Pourquoi tenter de cacher sa peine ? Est-ce si grave que le vide soit témoin de sa douleur ? Son regard s’arrête sur le petit accroc bordant l’ourlet de la manche. D’un doigt tout d’abord distrait, elle joue délicatement avec le minuscule trou. Ce n’est presque rien. L’avoir vu avant, elle l’aurait reprisé, non ? Sa propre négligence ? Elle ne voit maintenant qu’un immense gouffre béant et devient soudain hypnotisée, obsédée ; comme si cet accroc détenait les secrets de l’univers. À l’aide de son index et de son pouce, elle tire légèrement sur le bout de fibre qui dépasse, comme si défaire les mailles pourrait également effacer les dernières heures, réduire à néant ce moment horrible. Le bout de laine résiste à la torture de ses doigts et un sanglot lui échappe.

Son cœur veut sortir de sa poitrine. La douleur est physique, viscérale. Si elle pouvait mourir foudroyée, ce serait si simple. Juste là, et tout de suite. Libération. Ainsi, debout au milieu de la cuisine, elle ne sait plus quoi faire. Elle est atterrée comme un enfant lors de son premier jour d’école, qui se retrouve là, abandonné au milieu de la grande cour clôturée de grillages. On lui a enlevé ses balises, ses plans, son futur. Elle est un voilier au mat cassé au milieu d’une tempête. Que fait-on quand on vous a arraché le cœur, lorsqu’on vous l’a brutalement extrait avec des paroles ? Que fait-on de ces mots assassins qui vous hanteront jusqu’à la fin de vos jours ?

« Nous avons le regret de vous annoncer… carambolage monstre… plusieurs victimes… décédé… votre mari est décédé… »

L’ange annonciateur à la voix triste et désolé retournera à sa femme et à ses enfants ce soir, il les embrassera certainement un peu plus fort, mais sans plus. Sa sale mission est terminée, il a délivré son message de malheur. L’ange de la mort. Demain, ils ne seront devenus qu’une autre statistique routière. Un cas parmi tant d’autres. Presque banal.

Dans un état second, elle se dirige vers le petit cellier se trouvant dans le coin de la pièce et s’y penche avec une difficulté inhabituelle. Elle est soudain devenue très vieille. Elle veut attraper une des bouteilles du haut. Les bonnes. Pas celles de la semaine, non ; pas ce soir. Elle choisit celle qu’il avait sélectionné avec soin pour leur petit réveillon d’amoureux… dans seulement six jours. Comment choisira-t-elle son vin maintenant, sans lui ? Elle se bat contre le bouchon de liège, et une nouvelle larme lui échappe. Elle laisse la goutte d’eau de mer rouler librement sur sa joue. Que le vide aille se faire voir après tout. Ses mains tremblent et des gouttelettes de vin rouge tombent de sa coupe sur le comptoir ; le sang qui s’échappe de la blessure béante qu’elle a la poitrine, là où son cœur fut brutalement extrait. Elle regarde le devant de son gilet ; non, rien n’y parait. Et pourtant… la douleur est si vive.

Elle embrasse du regard ce qui l’entoure, comme si elle voyait tout pour la première — ou la dernière – fois. L’avenir ne sera plus le même. Rien ne sera plus pareil. Par-delà la fenêtre du séjour, elle regarde les flocons, un à un. Ils ressemblent à de petites boules de coton, dodues et moelleuses. Lorsqu’elle était petite par temps semblable, elle se couchait dans la neige pour faire l’ange. Vole, vole. Elle ouvrait bien grand la bouche pour avaler ces éphémères et majestueuses œuvres d’art miniatures. Uniques. Elle ferme les yeux et sent presque la caresse froide des flocons tombant sur son nez, sur sa joue. Béatitude. Innocence. De regret, elle ouvre les yeux. Un peu plus loin, elle aperçoit leurs cadeaux. Il y a quelques jours, ça avait été le joyeux rituel : un bon verre de vin, de la musique de Noël, qui jouerait à répétition durant tout le temps des fêtes, et comme des enfants, chacun dans leur pièce respective, ils se cachaient pour envelopper leurs cadeaux. Fous rires. Joie. Moments d’éternité.

Elle prend une gorgée ; le vin est bouchonné. Il n’est plus bon sans lui. Tout a perdu sa saveur. Aujourd’hui, c’est la première fois de tout. La première fois qu’il ne pigera pas son cadeau journalier dans le bas de Noël. Oui ; nous étions de vrais enfants. Et puis il y aura la première fois qu’elle ira se coucher seule en sachant très bien qu’elle ne se réveillera pas à ses côtés. Plus jamais. Le premier réveil, le premier déjeuner, la première journée sans sa présence. Ne plus avoir de but. Vivre comme un automate. Elle regarde les paquets scintillants ; elle caresse le papier festif du bout des doigts. Il n’ouvrira jamais son nouveau jeu vidéo, son nouvel ensemble de tournevis, sa boite de chocolats préférés ; noir intense, coulant dans la gorge. Soudainement, ses jambes ne la supportent plus ; elle s’effondre au plancher en hurlant son désespoir, ses entrailles, son âme. Sa coupe se renverse, se brise. À l’instar de sa vie, de son avenir. Tout devient noir.

Près de deux heures se sont écoulées depuis que l’ange de la mort est passé. Parties où ? Elle se le demande. Ses deux chattes sont enlacées sur le divan, dormant du sommeil du juste. Elle les regarde avec un doux sourire avant de prendre un air perplexe, confus. C’est étrange, puisqu’elles ne peuvent se supporter, au point où elles vivent dans des pièces séparées. La magie des fêtes ? Non, ça n’existe pas. Il est trop tôt de toute façon pour un miracle. Encore six jours. Le souvenir des soixante dernières minutes — trois-mille-six-cents secondes — remonte à la surface, comme une graisse néfaste et nauséabonde. C’est elle qui s’en est occupée, sans même s’en rendre compte. Elle regarde sa main droite et y voit le sac en plastique bariolé de salive ; elle ouvre les doigts et le laisse voler au sol. Elle ne pouvait pas laisser ses filles, comme elle les nommait si affectueusement, seules pour on ne sait combien de jours. Probablement jusqu’à Noël, où les membres de leurs familles se demanderaient bien où ils étaient passés… peut-être, s’ils avaient le temps de s’y arrêter. Elles n’ont pas souffert. Enfin… elle ne le croit pas. Elles sont désormais unies pour toujours. Fini leurs discordes. Elles sont paisibles. Elle se met à genoux devant le divan et dépose son visage sur les fourrures encore chaudes, les bras entourant la masse gris pâle d’un côté, noir de geai de l’autre. Le Ying et le Yang. Les effluves se mélangent ; la sienne, à elle, à lui et à elles. Une dernière caresse familiale.

Elle tourne la tête sur le côté, l’oreille sur les poitrines silencieuses, et plonge à nouveau son regard dans la nuit enneigée. Les lumières multicolores reflètent les couleurs de l’arc-en-ciel sur la neige blanche. Des voitures passent. Comment la Terre peut-elle encore tourner quand son monde s’effondre ? Sommes-nous donc si peu ? Un simple grain de sable sur une plage infinie, chauffée par les doux rayons du soleil. La mer léchant le rivage. Il aime la voile. Aimait. Lui a-t-elle coupé tous ses vents avec son pied non marin ? Elle espère ne pas l’avoir rendu malheureux, une amertume qui aurait eu raison d’eux. Pourquoi y songer maintenant de toute façon… le temps s’est figé. Les « j’aurais dû » n’ont plus leur place. Ils sont morts, tout comme lui.

Enivrée, elle retourne au présent… et aux présents. Les ouvrir sans sa présence serait un sacrilège. Sauf un, quel a deviné. Pour sa dernière soirée, elle hésitait à porter le magnifique déshabillé en satin qu’il lui a offert il y a de nombreuses années et qu’elle n’a pratiquement jamais porté… comme un triste hommage. Troc factice. Artificiel. Pourquoi pas une tenue qui représenterait mieux qui elle est en réalité ? Était. Avant tout ça. Elle manipule l’un des paquets ; probablement un pyjama. Elle devrait le porter au moins une fois, pour lui faire plaisir. Il la regarde peut-être de là-haut. Du doigt, elle perce le papier. Trop tard pour reculer maintenant. Elle l’ouvre les mains tremblantes. Polar bleu poudre avec de petits chatons. Elle enlève ses vêtements, là, au milieu du salon, devant la fenêtre dont les rideaux sont ouverts. Quelle importance ? Elle passe ses mains sur sa nouvelle tenue d’apparat, soyeuse et douce. Il la connait bien. Connaissait bien.

Dans la salle de bain, l’eau est déjà prête. Elle ne se rappelle pourtant pas s’être fait couler un bain. Peu importe. La vapeur embrume le miroir, ce qui va de pair avec son esprit. Puisqu’elle a le choix, elle préfère vivre les derniers moments que les premiers, c’est moins long, moins répétitif… moins nombreux. Mise en scène féérique. Souffle de vie s’échappant en volutes. Rivières rouges. Son gilet de laine est déposé sur le rebord du bain, bleu vert… pers comme ses yeux ; elle passe son doigt dans le trou de l’ourlet ; elle lui tient la main. Elle lui parle. C’est le réveillon. Ils rient. Font des projets. Elle est si fatiguée. Elle ferme les yeux.

Elle n’entendra jamais la sonnerie du téléphone. Les mots tant désirés : « erreur d’identification… mauvais portefeuille… confusion… blessé… mais vivant ». Couché dans son lit d’hôpital, heureux d’être en vie, il n’aura pas le plaisir de la voir entrer, inquiète, mais rayonnante de bonheur. Soulagée. Ils ne riront pas plus tard de ce dramatique quiproquo, lorsqu’ils auront les cheveux gris et le dos vouté. Non. À la place, il contemplera le visage d’un agent à l’air désolé. L’ange de la mort. Il entendra à son tour les mots : « … regret de vous annoncer ». Vies détruites par distraction, par la bêtise humaine… par une erreur lourde de conséquences. Existences anéanties par manque d’espoir.

* La graphie rectifiée est appliquée à ce texte.