Nouvelle : Partouse des sens mécaniques

Nouvelle - Partouse des sens mécaniques

Dans une noirceur presque totale, je prends une grande respiration, tentant de calmer la nausée m’assaillant sans relâche, comme les vagues d’une mer agitée se lançant violemment à l’attaque du rivage avant de lui rendre sa liberté quelques secondes plus tard, laissant le sable reprendre son souffle avant d’assaillir la plage à nouveau. Sans relâche. Insidieusement. Une attaque de migraine d’une ampleur cataclysmique. Retour d’urgence du travail en pilote automatique. Un seul désir : arrêter la voiture sur l’accotement et me rouler en petite boule sur le siège arrière en attendant de mourir. La marche d’un zombie aveugle pour me rendre à la chambre, fermer les épais rideaux en catastrophe, les rayons du soleil attaquant le fond de ma rétine comme des javelots lancés avec force et détermination.

On pourrait croire que vivre dans un petit village rural est des plus tranquille et pittoresque. Détrompez-vous. L’amour de la vie d’un campagnard mâle, de l’adolescence jusqu’à sa mort : les moteurs. Les estis de moteurs ! De moto, de tondeuse, de tracteur, de voiture, de camion, peu importe. Le rinçage de bébelles à essence en écoutant une station de radio bruyante, grinçante, avec une caisse de bière cheap à ses côtés. ÇA, c’est leur paradis. Les petits oiseaux gazouillant gaiement, les feuilles se balançant paisiblement à la brise du vent, l’odeur de la pelouse et des fleurs réchauffées par le soleil, ce n’est que pour les « petites madames » ou bien les tapettes. Non, le mâle du terroir, le vrai, il sent l’huile à moteur, le diesel, la transpiration et jouit en utilisant tous ses petits joujoux de mécaniciens, les plus tapageurs méritant l’extase la plus totale, l’éjaculation suprême même, j’en doute à peine. Plus ça fait du bruit, plus que c’est bandant.

Mon voisin ne fait pas exception à ce principe non écrit. De jour comme de nuit. Il ne travaille pas, le bougre. Sur l’aide sociale ou bien dans le recel de trucs volés… Je vote plutôt pour la deuxième option avec tous ses tatouages de têtes de mort, ses cadavres de voitures rouillées dans sa cour, les herbes hautes jamais coupées, le pauvre chien sale et maigre attaché à une trop courte chaine élimée, les gens qui viennent chercher des véhicules de tous genres, de la motoneige en passant par le quatre-roues et la voiture, items pour lesquels les numéros de série ont probablement été raturés grossièrement. Ils ne viennent jamais les porter pour les faire réparer, juste en prendre possession, en passant un motton d’argent de leurs poches sales à celle de mon voisin, et ce, de façon aussi discrète qu’une annonce au néon. En bref, un sans-dessin qui a eu la brillante idée de s’établir à côté de ma coquette maisonnette pour faire son commerce illicite. Et là, tandis que je désire simplement passer l’arme à gauche de douleur, couler avec le navire comme le capitaine d’un vieux rafiot, il commence à faire ce qu’il fait le mieux : être bruyant. Malgré moi, je deviens par extension la voiture malmenée : on lui enlève les bras et les jambes, on joue dans ses entrailles, on retire ses organes, on en remet d’autres. Mon corps est la carrosserie qu’on tente de débosseler à coups de marteau. Des « BRRRR », « BRRRR », qui vrillent mes tympans jusqu’au fin fond de mon cerveau endolori, des « CLAC », « CLAC », « CLAC », qui défonce ma boite crânienne. Je suis sur le point critique de faire passer mes deux mains par chacune de mes oreilles jusqu’à ce qu’elles se serrent la pince au beau milieu de ma matière grise tellement j’appuie pour tenter d’assourdir ces bruits ignobles de carnage. Soudainement, comme une cerise sur le gâteau, et ne voulant surtout pas être reste de cette partouse des sens mécaniques, les cris insignifiants d’un commentateur radio sur la cocaïne ou l’ecstasy tente de prendre le dessus, comme si le type voulait faire oublier qu’il est tellement bas sur l’échelle sociale qu’il doit crier à tue-tête pour attirer l’attention de ses auditeurs, qui n’ont au fond rien à faire de son babillage idiot entre les chansons plus insipides et tonitruantes les unes que les autres. Ils veulent s’assourdir, s’engourdir, rien de plus.

Au beau milieu de l’océan houleux d’une cacophonie métallique gargantuesque, je craque. Je me lève d’un bond, sans même entendre le cri de protestation de mes muscles endoloris, ou la plainte aigüe de mes yeux, de mes tempes, de mon cervelet, lorsque je passe subitement de la position horizontale à la position verticale. C’est aujourd’hui qu’il apprendra comment je m’appelle, qu’il verra que sa liberté s’arrête où celle des autres commence.

Je m’élance pieds nus par la porte arrière comme si j’avais le diable aux trousses, je saute par-dessus la clôture de broche chambranlante comme si c’était un obstacle au quatre-cents mètres haies, j’évite les pièces de carrosseries rouillées — performance digne d’une course à obstacles olympienne —, je passe à côté du pauvre chien, qui me regarde presque en souriant en croyant que je viens le sauver de sa pauvre vie misérable, et j’arrive face à la porte de garage grande ouverte. Une horrible bouche béante me défiant de mettre mon pied à terre une fois pour toutes. Le type debout qui me tourne le dos, une bière à la main, n’est pas ledit voisin. MON taré farfouille sous la voiture, cognant avec vigueur sur une pièce comme si ça changerait quelque chose à l’état général de la ferraille sans roues suspendue précairement sur un cric. Je suis complètement ignorée. Mon arrivée inopinée ne semble pas avoir pénétré le brouillard de leurs esprits. Pourtant, ils devraient voir les gros nuages noirs qui me suivent, la tempête qui se lève à ma suite en ébouriffant ma crinière, le tonnerre digne de la colère de Thor lui-même. Nope. Pas une seule petite réaction. Si ce n’était pas du tapage venant de l’intérieur du garage, on entendrait presque les criquets crier de désespoir à la vue de mon entrée en scène qui tombe aussi à plat qu’une blague de pédé lors d’un festival gais et lesbiennes. Le type au t-shirt sale et aux cheveux gras prend une longue gorgée de bière, qu’il crache partout sur la carrosserie et sur le sol après un commentaire du bidouilleur d’entrailles automobiles, quelque chose de drôle, apparemment. Je ne sais pas. Je ne comprends rien. Mon cerveau semble avoir doublé de volume, mon audition fait défaut, ma vue commence à se voiler. Je vogue dans une mer de mélasse par une nuit brumeuse. Et les deux idiots rient comme des déments. Moi je me consume de douleur, et eux, ils s’amusent comme deux débiles gelés comme des balles. Je m’approche sans délicatesse — j’ai dépassé le stade de la subtilité, des civilités. Je saisis la première chose que je vois à ma droite ; une espèce de grosse clé à molette. Elle fait au moins un demi-mètre facilement et je n’ose imaginer le poids, mais je ne le ressens pas. Je suis un être de douleur, de désespoir, de rage. Une adrénaline malsaine me possède, m’enveloppe, me consume. Mes mains arthritiques n’ont aucune difficulté à se saisir et à soulever ce lourd outil graisseux fait de métal massif. Le taré ne me voit même pas du coin de l’œil. Je pourrais être une mouche virevoltante autour d’un tas de merde que ce serait pareil. Je prends un élan en visant l’énergumène au chandail poisseux en plein visage. Et c’est un circuit mesdames, messieurs, le stade s’emballe, la foule acclame avec déchainement. Il tombe à plat comme un arbre qu’on abat au milieu d’un terrain vague. Sans un seul cri. Le sang chaud gicle sur mon visage, sur mes vêtements. Son nez pendouille par une petite peau, ses gencives ne sont qu’un mauvais souvenir. Il tressaute quelque peu, la réaction automatique des nerfs, j’imagine. Je le regarde comme on étudie distraitement un ver de terre coupé en deux par notre pelle de jardin. L’autre tarla sous la voiture ne s’est rendu compte de rien. Un bruit de plus dans le tumulte environnant, rien pour s’énerver le poil des jambes. Je m’élance à nouveau, visant plus bas cette fois ; un grand coup sur le cric retenant les quelque huit-cents kilos d’acier rouillé. Le soutien bouge un peu, sans plus. Il y a apparemment une limite physiologique à la force de ma colère. Je continue quand même, je n’ai qu’un objectif : le faire taire… pour de bon. Il se rend finalement compte de quelque chose ; « What the fuck, man! ». Beau langage d’attardé, je ne m’attendais pas à mieux. Le voisin glisse sur sa planche à roulettes pour sortir de sous la voiture et rencontre son pire cauchemar. Sa douce et stupide voisine en colère. Il se demande peut-être à ce moment-là quelle merde son pusher lui a vendue. Il n’a pas le temps de s’attarder plus longtemps sur le sujet. Je continue ma besogne ; frapper sur le cric ou son visage, quelle différence ? L’important est d’atteindre mon but ultime, c’est-à-dire le sacro-saint silence. Il est comme une baleine échouée : sur le dos, sans défense. À ma merci. Il y a des os et du sang un peu partout, je suis en train de repeindre l’automobile ; c’est de l’art contemporain. De l’art biologique.

Je m’arrête enfin, mes bras n’en pouvant plus, mon cœur voulant sortir de ma poitrine. Il a eu sa dose de toute façon. Je me traine jusqu’à la radio et, doucement, délicatement, bien que ma main soit tremblante de l’effort qu’elle vient de fournir, je tourne le bouton. Silence. Bénédiction. J’entends une mésange chanter la sérénade, le vent dépoussiérer quelques feuilles. Le ciel se dégage quelque peu, un timide soleil tente de se montrer le bout du nez. Le chien me regarde ; je m’approche, détache sa chaine. Il me lèche les mains en signe de gratitude. Son calvaire est également terminé. Je m’en retourne, mon nouveau compagnon à mes côtés, presque sereine. Malgré ma douleur, qui s’atténue pourtant quelque peu à la pensée du silence durement gagné, j’esquisse un sourire de contentement.

***

J’ouvre des yeux collés par des larmes de douleur maintenant séchées. Je me suis finalement endormie, les mains appuyées sur les oreilles, mes sanglots étouffés par les couvertures. Le silence total m’accueille. Le voisin a cessé son boucan durant mon roupillon. J’ai rêvé que j’arrêtais de faire la cruche qui encaisse tout, celle qui n’ose pas lever le ton et dire sa façon de penser. Je me lève doucement ; le spectre de la migraine est là, mais en sourdine.

Je regarde dans le miroir mon visage ridé taché de mascara. Mes vêtements froissés. Un repassage sera de mise. C’est probablement le moindre de mes soucis au fond, mais je m’en fiche. Demain est un autre jour. Malgré le reflet peu flatteur de mes cheveux en broussailles, de mes yeux rougis et cernés de crevasses bleutées, je ne peux m’empêcher de ressentir un certain soulagement et esquisser un sourire amer et sans joie. Je suis passée au travers. Encore une fois. Je peux désormais aller me doucher, tenter de me préparer un bouillon de poulet et me recoucher. Aussi bien en profiter, le silence n’est pas là pour rester. Il ne l’est jamais.

* La graphie rectifiée est appliquée à ce texte.

FIN