Nouvelle : Le lointain royaume des dunes

« En garde ! »

            Ce cri, je le jetai à un ptérodactyle fonçant sur moi à toute allure. En vain. Malgré mon ordre, pourtant proclamé avec autorité, il ne put résister à l’envie de chair fraiche et me frôla juste au-dessus de la tête en écorchant mon dos de ses griffes, me faisant perdre mes lunettes dans le processus. C’était la première fois que je m’éloignais de mon cher royaume pour me retrouver dans les dunes sablonneuses du pays interdit qu’on appelait « le lockout ».

            Mais je m’égare et vous entraine à la fin d’une aventure extraordinaire de plusieurs heures, qui s’amorça au début d’un après-midi ensoleillé du mois de juillet, il y a de ça très longtemps.

Nous commençâmes donc notre périple à la lisière du bois, en nous défiant vigoureusement à l’épée. La raison de notre mésentente reste inconnue et d’une importance mitigée. Il y avait le trésor des ogres, bien sûr, mais aussi le désir de sauver la princesse aux longs cheveux blonds, aux lèvres pulpeuses, au décolleté plongeant et aux jeans savamment déchirés (tiens, tiens… notre grâce en détresse ressemblait à s’y méprendre à Samantha Fox, qui l’eut cru !). Je dois avouer qu’en tant que Dame Caroline, et bien que je fusse également un chevalier aguerrit (ou est-ce chevalières ? Peu importe au fond !), ce désir de devenir le héros du jour pour la belle en danger était plus du gout de Sir Daniel que du mien. Perso, j’y étais plus pour le magot et l’aventure ; la poufiasse, je n’en avais rien à cirer. Donc, malgré mon trou de mémoire sur les raisons intrinsèques de cette discorde, c’était sans contredit l’appât du gain qui nous faisait nous entretuer en dépit de notre lien filial. Notre duel prit toutefois un tour inattendu à l’instant où des trolls, la première ligne de défense des ogres, cherchèrent à nous coincer sur le bord d’un précipice. Très peu d’options s’offrirent alors à nous afin d’échapper à une mort atroce certaine; nous jetâmes un coup d’œil vers le profond gouffre : le chemin étroit couvert de glaise et d’eau ruisselante nous défiait de tenter notre chance dans cette direction… et de risquer de passer le reste de nos vacances avec une jambe plâtrée. En contrebas, des branchages épineux dansaient une valse scintillante avec le ruisseau, éclairé périodiquement par les rayons du soleil se faufilant à travers les cimes, transformant la noirceur des profondeurs en rivière de diamants. Les carcasses de voitures rouillées détournant le courant apportaient une touche sinistre à ce parcours tortueux qui ne semblait pas de tout repos. Qui sait, un gnome se vautrait peut-être sur un siège ou bien sur le plancher. Pourquoi prendre le risque de mourir désarticulé ou bien empoisonné ? À cet instant, un sorcier nous aurait bien été utile.

            Dépourvus de cet atout magique, nous regardâmes dans toutes les directions et trouvâmes enfin un petit sentier sinueux à travers la dense forêt. Sans même penser aux dangers qui nous guettaient par-delà les terres connues, nous nous lançâmes dans une course effrénée, évitant de justesse les obstacles se jetant sur notre parcours, usant de toute notre adresse pour éluder les méchantes fées tentant de s’accrocher à nos cheveux.

            C’est alors que mon cousin se prit le pied dans une racine et s’écorcha vilainement le genou.

            « Allez, Sire Daniel ! Ne traine pas ! »

            Il se releva péniblement, s’inquiétant quelque peu de son short neuf maintenant tâché de terre et d’herbe, et nous nous remîmes en route en nous enfonçant toujours plus loin de notre royaume. Est-ce que la mère de Sir Daniel rougirait de colère en voyant le dégât ? Cette question épineuse ne perdura que quelques secondes ; nous devions rester alertes et n’avions pas le luxe de nous égarer vers des pensées aussi frivoles, car toute notre vigilance était requise. Il n’y avait pas âme humaine à proximité ; que des oiseaux, des insectes, et les êtres étranges qui peuplaient ce monde enchanté que nous bâtissions au gré de nos fantaisies.

            Soudainement, au détour du chemin, nous arrivâmes au pays interdit, et ce, sans rencontrer aucune autre force hostile à notre quête. Cet endroit que nos frères avaient conquis à dos de motocross, mais qui était hors des limites acceptables du royaume des jeunes chevaliers que nous étions. Je réalisai alors que j’étais loin… trop loin. La peur me prit au ventre et c’est là, au moment où je m’y attendais le moins, à l’instant où nous longions l’orée de la forêt, que l’attaque du ptérodactyle s’abattit sur moi. Une des lentilles de mes lunettes tomba par terre, la minuscule vis introuvable sur le sol couvert de feuilles et de branches. Que dirait ma mère lorsqu’elle apprendrait que j’avais cassé mes lunettes au cours de ma toute première escapade de l’été ? Je me mis soudainement à pleurer, fatiguée de cette course à travers les bois et incapable de voir correctement devant moi, en voulant à mon cousin d’avoir fait tomber mes lunettes et pincé durement mon dos pour imiter la griffure de la méchante bête. Bien que notre cavale vers le lookout nous eût paru d’une durée plutôt brève, nous nous étions éloignés beaucoup plus qu’anticipé. Ce sont deux enfants sales, épuisés et constellés de piqures de moustiques et de mouches noires qui sortirent de la forêt après des heures de vagabondage. Nos parents étaient dans tous leurs états, hésitant entre nous gronder, et même — oh sacrilège — nous donner une bonne fessée pour la frousse immense que nous leur avions fait subir, et nous serrer dans leur bras, heureux de nous retrouver sains et saufs. Les livres dont vous êtes le héros nous avaient apporté près de cinq heures d’aventure… et nous procureraient encore de nombreux moments fabuleux durant les jours de pluie et de mauvais temps, lorsqu’il n’y avait rien d’autre à faire à la campagne que de nous plonger dans nos livres-jeux, à vivre de nombreuses péripéties à l’abri des dangers réels.

            Ce souvenir que je considère maintenant comme si précieux, soit celui de la première fois où je découvris la carrière de sable mythique dont mon grand frère me parlait avec délice, est accompagné de la première fois que je réalisai en tant qu’adulte que cette jeunesse où seuls les dragons, les trolls, et autres bêtes fantastiques comptaient, était en fait une époque révolue, celui où deux enfants pouvaient parcourir la forêt sans surveillance parentale, sans craindre qu’un pédophile ou bien un meurtrier se faufile au détour d’un arbre ou d’un sentier pour transformer leur après-midi de rêve éveillé en cauchemar véritable, leurs corps meurtris jetés sans cérémonie dans un fossé. Celui où nos étés n’étaient pas occupés à jouer à des jeux vidéos, à texter ou bien à surfer sur les médias sociaux. On finissait nos journées en étant crasseux, écorchés, épuisés — et constellé de piqures d’insectes, sans même se soucier une seconde du virus du Nil occidental ou bien de la maladie de Lyme —, mais nous dormions du sommeil du juste en sachant que les ennemis combattus étaient fictifs, que nous ne risquions pas de devenir victimes d’un monstre de chair et de sang, bel et bien humain, comme nous.

            Et maintenant, j’apaise mon sommeil troublé des crimes de cette humanité malsaine et polluée en me rappelant, avec une douce nostalgie, que j’ai un jour survécu à l’attaque d’un ptérodactyle, dans le lointain pays des dunes sablonneuses.