Nouvelle : Mutation X

Mutation (ADN - publicdomainpictures.net)

*** AVERTISSEMENT – cœurs sensibles s’abstenir ***

J’étais pourtant plus avisée que ça, plus éduquée… plus responsable. Mon devoir professionnel aurait dû passer avant ma sauvegarde personnelle et la peur des conséquences. Je savais bien que j’en avais plus pour bien longtemps avant de passer de l’autre côté du miroir, de suivre le lapin dans son terrier rempli de terreur. J’étais bien placée pour le savoir ! En tant qu’infirmière de première ligne, j’étais formée pour apporter les soins d’urgent aux personnes atteintes du virus, aux zombies comme on les appelait par manque d’originalité ou de terme plus adéquat. Il fallait appeler un chat « un chat ». Je n’en étais pas à mes balbutiements depuis le premier foyer d’infection du virus aux mille-et-un noms : la plupart utilisaient zombie, mort-vivant, mais d’autres provinces catholiques comme l’Ouest canadien et l’Ontario l’appelait « the evil claw »… la griffe du mal. Je ne m’attendais pas mieux de ces grenouilles de bénitier. Chaque pays avait sa petite version locale. C’était déjà un peu la folie partout avant même que la mutation prenne place : mesures d’éloignement, fermetures de commerces, files d’attente en ne plus finir aux épiceries, la peur aux ventres lorsqu’on croisait un étranger, les deux se regardant avec suspicions, masque au visage, comme lorsqu’une moufette et un humain se rencontre inopinément dans les bois : qui prend quel côté ? Restons calmes et tout ira bien. Dans nos rêves, oui. Après ça, ce fut la débandade. J’avais beau résider à la campagne où la population était moins nombreuse, j’avais tout de même le droit à mon lot mensuel de tueurs sanguinaires. Majoritairement lents et stupides, mais meurtriers malgré tout. J’étais la Lucky Luke du diagnostic, l’infirmière la plus rapide à déterminer la bonne quantité d’antidote pour inverser le processus de zombification sans tuer le patient. Mon taux de réussite était tout de même de soixante pour cent (une grande main d’applaudissement s’il vous plait !). Une fenêtre d’à peine trois heures pour injecter la dernière trouvaille scientifique du jour s’offrait « généreusement » à nous et, avec un mince quinze pour cent de chance de survie, pouvait faire la différence. Si la chance était de notre côté. Les médecins soignaient les maladies communes, tandis que l’infirmière de première ligne sauvait les désespérés, nés de… Au fond, on l’ignore. Ils étaient le produit de ce Nouveau Monde que quelqu’un ou quelque chose avait créé. Qui ou quoi ? Ça, c’était une bonne question. Était-ce une arme bactériologique ayant mal tournée ? Un virus datant de l’ère glaciaire échappé durant un forage de gaz de schiste ? La main de Dieu punissant l’humain indigne de Lui ? Je sais, c’est idiot, mais certains demeurés le croyaient dur comme fer ; on l’ajoute donc aux probabilités pour faire bonne figure, catégorie « peu probable ». On pourrait spéculer durant des heures sans trouver la réponse à ce mystère plus grand que celui des pyramides d’Égypte… ou de la Caramilk. Peu importe, la fiction était devenue réalité et on devait faire avec. Les scientifiques étant aussi rapides que des escargots sur le Prozac, nous n’étions pas près d’assister à la création d’un vaccin efficace pour prévenir la dissémination. Je dois tout de même leur concéder le point que ce qui avait commencé par quelque chose comme une grippe virulente s’était transformé à plusieurs reprises pour devenir « ça ». Un nom imprononçable pour expliquer comment les gens perdaient toute logique et personnalité pour n’avoir qu’un objectif : se nourrir de chair humaine à tout prix. Difficile de trouver un traitement lorsqu’un virus mute de façon aussi drastique.

Pour ma défense en ce qui concerne mon état, je dois admettre que j’ignore complètement comment je suis entrée en contact avec la salive ou le sang d’un… zombie (gardons le terme). Je ne m’explique même pas la source de ma contamination puisque je porte en tout temps ma combinaison protection lorsque je suis à la clinique. De plus, je suis d’une prudence frôlant la paranoïa lorsque je suis en public ; aucun contact physique sous aucune considération (pas même avec mon mari, mais ça, c’est une autre histoire), et je fuis les foules comme la peste. Il faut toutefois remarquer que les foules se font rares, donc ce n’est pas trop difficile. Il n’y avait qu’une seule explication : j’étais entrée en contact avec un agent pathogène atypique qui me transformait soit en contaminée soit en mutante. C’est ce que je me suis dit en tout cas. Ce n’était pourtant que des légendes urbaines à mes yeux. Ces créatures, que je ne pouvais plus appeler « monstres » dorénavant, n’existaient pas ici, dans nos petites provinces canadiennes. Ces abominations vivaient en Europe, en Russie ou en Afrique, tout comme les vampires, les loups-garous, Nessie, et Dieu sait quoi. J’étais un mythe moderne devenu réalité. J’en avais de la chance !

Comment me suis-je aperçue de ma nouvelle condition ? En premier lieu, ce fut l’énergie additionnelle que je ressentis. C’était comme si je possédais au tréfonds de moi-même une énorme chaudière au charbon dont émanait soudainement une combustion gargantuesque. Les feux de l’enfer. J’éprouvai alors un désir immense de courir en hurlant à pleins poumons afin de laisser sortir la surcharge d’énergie avant d’exploser. Je me retins ; je n’aurais pas fait cent mètres que j’aurais eu les forces de l’ordre à mes trousses. De nos jours et dans les conditions actuelles, on n’agit pas de façon étrange inutilement. Consciemment. Ce n’est vraiment pas avisé. On reste calme et posé… et on court en hurlant seulement lorsque des contaminés nous poursuivent. C’est une règle non écrite, quoi ! Ce fut ensuite la douce froideur du cœur qui m’envahit, un voile de glace venant apaiser ma tête et ma poitrine surchauffées, comme si les sentiments encombrants qui minaient ma vie s’étaient échappés de mon corps en feu, transformés en vapeur. Je me sentis soudainement plus légère. Quel bonheur de ne plus avoir à penser aux enfants à la maison, à mon mari qui était paraplégique depuis que sa voiture était entrée en collision avec un regroupement d’infectés au détour d’un virage d’autoroute, et surtout, de ne plus avoir peur de survivre ! La proie s’était transformée en prédateur et c’était exaltant. Curieusement vivifiant. Je sais : venant d’une personne techniquement morte, ça fait étrange à entendre. C’est une aberration que je ne me sois jamais sentie aussi vivante qu’en ce jour de transformation. Aussi énergique qu’un raz-de-marée et d’un esprit aussi limpide que de l’eau de source. Une métamorphose encore incomplète, je le sens dans mes tripes, mais dans sa dernière ligne droite avant le dévoilement du produit final. Le bouton de fleur sur le point d’éclore, la chenille en voie de devenir un papillon, l’embryon en instance… vous avez compris le principe !

C’est à ce moment précis que je sus que j’étais contaminée par quelque chose de différent. Il y aurait peut-être eu une façon de reculer la trotteuse de l’horloge et de retourner à mon état « normal » si, bien sûr, je m’étais reportée aux autorités ou à mes collègues de la clinique dès que j’avais éprouvé la première urge d’adrénaline, survenue après un dix-huit heures de garde en ligne. C’était une bonne indication que quelque chose clochât chez moi ! J’aurais normalement dû être morte de fatigue. Drôle de choix de mot, non ? « Morte » ? De toute façon, je n’avais aucune certitude que me dénoncer aurait changé quelque chose à la mutation. Je savais au fond qu’il n’y avait probablement plus rien à faire si plus de trois heures étaient passées depuis le contact avec l’agent pathogène. Quel qu’il soit. Puisque je n’avais aucune façon d’en déterminer la source, j’ignorais le temps écoulé depuis. De toute façon, pourquoi aurais-je voulu me défaire de cette puissance qui avait pris possession de mon corps, de cette clarté de l’esprit n’étant plus handicapé par tous les sentiments inutiles que je portais comme un fardeau jusqu’alors ? Si les gens savaient, ils tenteraient de développer ce soi-disant virus comme un élixir au lieu de tenter de le détruire. Ils n’avaient rien compris.

Pourquoi vous dis-je tout ça ? Pour vous aider à comprendre la suite des évènements. Il y a quelques heures à peine, je me suis enfermée dans ma chambre à coucher. Je me mis debout devant la glace de la garde-robe et analysai ce que je voyais ; mes pupilles dilatées, mes globes oculaires veinés de rouge au point d’en obscurcir presque entièrement le blanc, les cernes mauves sous mes yeux, la peau de mes doigts se rétractant de mes ongles, mes gencives ayant dénudé mes dents presque jusqu’à la racine. J’enlevai mes vêtements et détaillai mon corps : la graisse avait fondu comme neige au soleil, et la peau tirait sur des muscles dont j’ignorais même la présence jusqu’à maintenant. Une peau grise et cireuse. Une musculature de félin. Je pris ma trousse de maquillage et tentai de camoufler ma nouvelle complexion faciale avant d’enfiler des vêtements amples.

Je retournais à la cuisine pour préparer le souper lorsque je la ressentis pour la première fois, au moment même où mes yeux injectés de sang, semblables à ceux d’une toxicomane en manque de drogue, se posèrent sur la peau rose de mes deux jumelles. Ce fut comme si le monde avait cessé d’exister autour d’elles. Tout était devenu gris, sauf leur aura d’une couleur indéfinissable, mais d’une brillance extraordinaire. Je n’ai jamais cru à ces balivernes spirituelles, mais je voyais désormais des choses qui m’étaient inconnues jusqu’alors. Je percevais un nouveau monde qui existait au-delà de celui dans lequel j’avais vécu ma pénible existence humaine jusqu’à maintenant. Ma vision se focalisa sur les pores de leur peau, comme si je n’étais qu’à quelques centimètres d’elles et non pas à l’autre bout de la pièce. Je voyais et sentais la légère transpiration qui s’en échappait, à l’instar de la rosée dans l’herbe fraiche s’évaporant lentement dans un début de matinée ensoleillée. J’entendis soudainement le sang circuler dans leurs veines, et je vis leurs carotides battre au rythme de leurs cœurs. Mes papilles gustatives se mirent à saliver. Je comprenais maintenant ce que ressentait et percevait le loup rencontrant une biche. La faim. La vraie. Mon corps répondit instantanément à cette chair tendre, offerte sur un plateau d’argent comme une offrande. Mes lèvres se rétractèrent en un rictus moussant n’ayant rien à envier à Cujo, dévoilant ainsi mes canines affamées. J’attrapai Yasmine par un bras et la sortie de sa chaise haute d’un coup sec. Lorsqu’elle se mit à hurler (quelle douce musique !), j’enfonçai mes dents dans la délicate peau de son cou sentant la poudre pour bébé. Son sang chaud gicla dans ma bouche. Je n’avais jamais rien gouté de si extraordinaire. Plus tendre que du poulet, plus doux que le miel. C’était comme un fondant au caramel salé excitant mes papilles gustatives. Épais, légèrement sucré, avec une délicate touche de sel en finale. Maya se mit à hurler et j’eus un orgasme (et vous n’avez aucune idée à quel point c’est d’une rareté inconcevable depuis quelques mois !) à la voir se débattre dans l’autre chaise, contemplant sa sœur de ses yeux terrorisés. Je la regardai intensément et pris une bouchée du bras de Yasmine, mâchouillant lentement la bouche ouverte, le sang et la salive coulant sur mon menton et dégoulinant sur le carrelage. Maya devint toute rouge à force de s’arracher les cordes vocales de peur, et je me demandai si un bébé de deux ans pouvait faire une crise cardiaque. Ma réflexion sur le sujet s’arrêta net lorsque l’éclopé se montra enfin la binette, alerté par les cris de ses deux chéries. Je le regardai rouler jusqu’à moi, fonçant sur une chaise dans l’énervement. Coincé, il se jeta à plat ventre pour ramper vers nous. Ou plutôt, vers elles. Pathétique. Je résistai difficilement à l’envie de déguster la petite Maya, qui était de plus en plus appétissante à se tortiller ainsi. Je la sortis de sa chaise par un bras ; un claquement sec se fit entendre lorsque l’épaule se disloqua. Martin se mit à hurler à son tour (c’est une habitude ou quoi ?) lorsque je me mis à la balancer au-dessus de lui, comme si je jouais avec un chat. Il n’avait cependant pas l’air de s’amuser. Petit animal ingrat. Je jetai le bébé sur le plancher, non loin de sa sœur, me disant que Yasmine aurait faim lorsque la transformation serait complétée. Aussi bien lui laisser une petite collation. Vous voyez bien que j’ai toujours un cœur ! Immobile, mais non moins présent.

Martin tenta de se sauver en se tortillant tandis que je marchai vers lui en hurlant. Pourquoi ce manège puisqu’il était déjà à ma merci ? C’est simple : parce que ça terrorise encore plus les gens. Le pauvre humain affolé fait dans son froc tout en se comportant comme une poule sans tête. La terreur lui fait oublier de penser avant d’agir. Je l’ai fait également parce que c’est drôle. J’ai toujours eu une nature joviale ! Je me jetai donc sur le dos de mon mari, déchirai sa chemise et pris une vigoureuse mordée entre les omoplates. Bof. Plutôt ordinaire, je dois l’avouer. Gout et texture décevants. C’était comme manger des bâtonnets de poisson pané surgelés après avoir dégusté des sushis au thon rouge fondant dans la bouche, ou bien boire un vin de l’épicerie du coin après avoir savouré un Château Lafite Rotschild. La chair était plutôt coriace, la viande un peu sèche, le sang un peu amer. Je ne le tuai toutefois pas : je me demandais s’il deviendrait un simple zombie, une coquille sans âme, ou bien s’il se transformerait en quelque chose d’autre, comme moi.

Que suis-je au fond ? Un amalgame de mort-vivant, de vampire, et de je ne sais quoi ? Je vais vous révéler ce que je suis et c’est la raison de ce petit testament vidéo que je vous laisse aujourd’hui, un témoignage pour les générations futures. Pour la postérité. Je suis ce qu’on appelle le patient zéro. Je suis la mutation X, la nouvelle variable de l’équation, une nouvelle souche d’acide désoxyribonucléique. Je suis l’évolution, la pierre angulaire d’une nouvelle race qui mènera les faibles à l’esclavage pour ne garder que les plus forts. Je suis la modification du code génétique qui fera sauver des centaines d’années à l’espèce humaine en matière de mutation. Je suis le futur. VOTRE futur.

FIN