Nouvelle : Le lointain royaume des dunes

« En garde ! »

            Ce cri, je le jetai à un ptérodactyle fonçant sur moi à toute allure. En vain. Malgré mon ordre, pourtant proclamé avec autorité, il ne put résister à l’envie de chair fraiche et me frôla juste au-dessus de la tête en écorchant mon dos de ses griffes, me faisant perdre mes lunettes dans le processus. C’était la première fois que je m’éloignais de mon cher royaume pour me retrouver dans les dunes sablonneuses du pays interdit qu’on appelait « le lockout ».

            Mais je m’égare et vous entraine à la fin d’une aventure extraordinaire de plusieurs heures, qui s’amorça au début d’un après-midi ensoleillé du mois de juillet, il y a de ça très longtemps.

Nous commençâmes donc notre périple à la lisière du bois, en nous défiant vigoureusement à l’épée. La raison de notre mésentente reste inconnue et d’une importance mitigée. Il y avait le trésor des ogres, bien sûr, mais aussi le désir de sauver la princesse aux longs cheveux blonds, aux lèvres pulpeuses, au décolleté plongeant et aux jeans savamment déchirés (tiens, tiens… notre grâce en détresse ressemblait à s’y méprendre à Samantha Fox, qui l’eut cru !). Je dois avouer qu’en tant que Dame Caroline, et bien que je fusse également un chevalier aguerrit (ou est-ce chevalières ? Peu importe au fond !), ce désir de devenir le héros du jour pour la belle en danger était plus du gout de Sir Daniel que du mien. Perso, j’y étais plus pour le magot et l’aventure ; la poufiasse, je n’en avais rien à cirer. Donc, malgré mon trou de mémoire sur les raisons intrinsèques de cette discorde, c’était sans contredit l’appât du gain qui nous faisait nous entretuer en dépit de notre lien filial. Notre duel prit toutefois un tour inattendu à l’instant où des trolls, la première ligne de défense des ogres, cherchèrent à nous coincer sur le bord d’un précipice. Très peu d’options s’offrirent alors à nous afin d’échapper à une mort atroce certaine; nous jetâmes un coup d’œil vers le profond gouffre : le chemin étroit couvert de glaise et d’eau ruisselante nous défiait de tenter notre chance dans cette direction… et de risquer de passer le reste de nos vacances avec une jambe plâtrée. En contrebas, des branchages épineux dansaient une valse scintillante avec le ruisseau, éclairé périodiquement par les rayons du soleil se faufilant à travers les cimes, transformant la noirceur des profondeurs en rivière de diamants. Les carcasses de voitures rouillées détournant le courant apportaient une touche sinistre à ce parcours tortueux qui ne semblait pas de tout repos. Qui sait, un gnome se vautrait peut-être sur un siège ou bien sur le plancher. Pourquoi prendre le risque de mourir désarticulé ou bien empoisonné ? À cet instant, un sorcier nous aurait bien été utile.

            Dépourvus de cet atout magique, nous regardâmes dans toutes les directions et trouvâmes enfin un petit sentier sinueux à travers la dense forêt. Sans même penser aux dangers qui nous guettaient par-delà les terres connues, nous nous lançâmes dans une course effrénée, évitant de justesse les obstacles se jetant sur notre parcours, usant de toute notre adresse pour éluder les méchantes fées tentant de s’accrocher à nos cheveux.

            C’est alors que mon cousin se prit le pied dans une racine et s’écorcha vilainement le genou.

            « Allez, Sire Daniel ! Ne traine pas ! »

            Il se releva péniblement, s’inquiétant quelque peu de son short neuf maintenant tâché de terre et d’herbe, et nous nous remîmes en route en nous enfonçant toujours plus loin de notre royaume. Est-ce que la mère de Sir Daniel rougirait de colère en voyant le dégât ? Cette question épineuse ne perdura que quelques secondes ; nous devions rester alertes et n’avions pas le luxe de nous égarer vers des pensées aussi frivoles, car toute notre vigilance était requise. Il n’y avait pas âme humaine à proximité ; que des oiseaux, des insectes, et les êtres étranges qui peuplaient ce monde enchanté que nous bâtissions au gré de nos fantaisies.

            Soudainement, au détour du chemin, nous arrivâmes au pays interdit, et ce, sans rencontrer aucune autre force hostile à notre quête. Cet endroit que nos frères avaient conquis à dos de motocross, mais qui était hors des limites acceptables du royaume des jeunes chevaliers que nous étions. Je réalisai alors que j’étais loin… trop loin. La peur me prit au ventre et c’est là, au moment où je m’y attendais le moins, à l’instant où nous longions l’orée de la forêt, que l’attaque du ptérodactyle s’abattit sur moi. Une des lentilles de mes lunettes tomba par terre, la minuscule vis introuvable sur le sol couvert de feuilles et de branches. Que dirait ma mère lorsqu’elle apprendrait que j’avais cassé mes lunettes au cours de ma toute première escapade de l’été ? Je me mis soudainement à pleurer, fatiguée de cette course à travers les bois et incapable de voir correctement devant moi, en voulant à mon cousin d’avoir fait tomber mes lunettes et pincé durement mon dos pour imiter la griffure de la méchante bête. Bien que notre cavale vers le lookout nous eût paru d’une durée plutôt brève, nous nous étions éloignés beaucoup plus qu’anticipé. Ce sont deux enfants sales, épuisés et constellés de piqures de moustiques et de mouches noires qui sortirent de la forêt après des heures de vagabondage. Nos parents étaient dans tous leurs états, hésitant entre nous gronder, et même — oh sacrilège — nous donner une bonne fessée pour la frousse immense que nous leur avions fait subir, et nous serrer dans leur bras, heureux de nous retrouver sains et saufs. Les livres dont vous êtes le héros nous avaient apporté près de cinq heures d’aventure… et nous procureraient encore de nombreux moments fabuleux durant les jours de pluie et de mauvais temps, lorsqu’il n’y avait rien d’autre à faire à la campagne que de nous plonger dans nos livres-jeux, à vivre de nombreuses péripéties à l’abri des dangers réels.

            Ce souvenir que je considère maintenant comme si précieux, soit celui de la première fois où je découvris la carrière de sable mythique dont mon grand frère me parlait avec délice, est accompagné de la première fois que je réalisai en tant qu’adulte que cette jeunesse où seuls les dragons, les trolls, et autres bêtes fantastiques comptaient, était en fait une époque révolue, celui où deux enfants pouvaient parcourir la forêt sans surveillance parentale, sans craindre qu’un pédophile ou bien un meurtrier se faufile au détour d’un arbre ou d’un sentier pour transformer leur après-midi de rêve éveillé en cauchemar véritable, leurs corps meurtris jetés sans cérémonie dans un fossé. Celui où nos étés n’étaient pas occupés à jouer à des jeux vidéos, à texter ou bien à surfer sur les médias sociaux. On finissait nos journées en étant crasseux, écorchés, épuisés — et constellé de piqures d’insectes, sans même se soucier une seconde du virus du Nil occidental ou bien de la maladie de Lyme —, mais nous dormions du sommeil du juste en sachant que les ennemis combattus étaient fictifs, que nous ne risquions pas de devenir victimes d’un monstre de chair et de sang, bel et bien humain, comme nous.

            Et maintenant, j’apaise mon sommeil troublé des crimes de cette humanité malsaine et polluée en me rappelant, avec une douce nostalgie, que j’ai un jour survécu à l’attaque d’un ptérodactyle, dans le lointain pays des dunes sablonneuses.

Nouvelle : Partouse des sens mécaniques

Nouvelle - Partouse des sens mécaniques

Dans une noirceur presque totale, je prends une grande respiration, tentant de calmer la nausée m’assaillant sans relâche, comme les vagues d’une mer agitée se lançant violemment à l’attaque du rivage avant de lui rendre sa liberté quelques secondes plus tard, laissant le sable reprendre son souffle avant d’assaillir la plage à nouveau. Sans relâche. Insidieusement. Une attaque de migraine d’une ampleur cataclysmique. Retour d’urgence du travail en pilote automatique. Un seul désir : arrêter la voiture sur l’accotement et me rouler en petite boule sur le siège arrière en attendant de mourir. La marche d’un zombie aveugle pour me rendre à la chambre, fermer les épais rideaux en catastrophe, les rayons du soleil attaquant le fond de ma rétine comme des javelots lancés avec force et détermination.

On pourrait croire que vivre dans un petit village rural est des plus tranquille et pittoresque. Détrompez-vous. L’amour de la vie d’un campagnard mâle, de l’adolescence jusqu’à sa mort : les moteurs. Les estis de moteurs ! De moto, de tondeuse, de tracteur, de voiture, de camion, peu importe. Le rinçage de bébelles à essence en écoutant une station de radio bruyante, grinçante, avec une caisse de bière cheap à ses côtés. ÇA, c’est leur paradis. Les petits oiseaux gazouillant gaiement, les feuilles se balançant paisiblement à la brise du vent, l’odeur de la pelouse et des fleurs réchauffées par le soleil, ce n’est que pour les « petites madames » ou bien les tapettes. Non, le mâle du terroir, le vrai, il sent l’huile à moteur, le diesel, la transpiration et jouit en utilisant tous ses petits joujoux de mécaniciens, les plus tapageurs méritant l’extase la plus totale, l’éjaculation suprême même, j’en doute à peine. Plus ça fait du bruit, plus que c’est bandant.

Mon voisin ne fait pas exception à ce principe non écrit. De jour comme de nuit. Il ne travaille pas, le bougre. Sur l’aide sociale ou bien dans le recel de trucs volés… Je vote plutôt pour la deuxième option avec tous ses tatouages de têtes de mort, ses cadavres de voitures rouillées dans sa cour, les herbes hautes jamais coupées, le pauvre chien sale et maigre attaché à une trop courte chaine élimée, les gens qui viennent chercher des véhicules de tous genres, de la motoneige en passant par le quatre-roues et la voiture, items pour lesquels les numéros de série ont probablement été raturés grossièrement. Ils ne viennent jamais les porter pour les faire réparer, juste en prendre possession, en passant un motton d’argent de leurs poches sales à celle de mon voisin, et ce, de façon aussi discrète qu’une annonce au néon. En bref, un sans-dessin qui a eu la brillante idée de s’établir à côté de ma coquette maisonnette pour faire son commerce illicite. Et là, tandis que je désire simplement passer l’arme à gauche de douleur, couler avec le navire comme le capitaine d’un vieux rafiot, il commence à faire ce qu’il fait le mieux : être bruyant. Malgré moi, je deviens par extension la voiture malmenée : on lui enlève les bras et les jambes, on joue dans ses entrailles, on retire ses organes, on en remet d’autres. Mon corps est la carrosserie qu’on tente de débosseler à coups de marteau. Des « BRRRR », « BRRRR », qui vrillent mes tympans jusqu’au fin fond de mon cerveau endolori, des « CLAC », « CLAC », « CLAC », qui défonce ma boite crânienne. Je suis sur le point critique de faire passer mes deux mains par chacune de mes oreilles jusqu’à ce qu’elles se serrent la pince au beau milieu de ma matière grise tellement j’appuie pour tenter d’assourdir ces bruits ignobles de carnage. Soudainement, comme une cerise sur le gâteau, et ne voulant surtout pas être reste de cette partouse des sens mécaniques, les cris insignifiants d’un commentateur radio sur la cocaïne ou l’ecstasy tente de prendre le dessus, comme si le type voulait faire oublier qu’il est tellement bas sur l’échelle sociale qu’il doit crier à tue-tête pour attirer l’attention de ses auditeurs, qui n’ont au fond rien à faire de son babillage idiot entre les chansons plus insipides et tonitruantes les unes que les autres. Ils veulent s’assourdir, s’engourdir, rien de plus.

Au beau milieu de l’océan houleux d’une cacophonie métallique gargantuesque, je craque. Je me lève d’un bond, sans même entendre le cri de protestation de mes muscles endoloris, ou la plainte aigüe de mes yeux, de mes tempes, de mon cervelet, lorsque je passe subitement de la position horizontale à la position verticale. C’est aujourd’hui qu’il apprendra comment je m’appelle, qu’il verra que sa liberté s’arrête où celle des autres commence.

Je m’élance pieds nus par la porte arrière comme si j’avais le diable aux trousses, je saute par-dessus la clôture de broche chambranlante comme si c’était un obstacle au quatre-cents mètres haies, j’évite les pièces de carrosseries rouillées — performance digne d’une course à obstacles olympienne —, je passe à côté du pauvre chien, qui me regarde presque en souriant en croyant que je viens le sauver de sa pauvre vie misérable, et j’arrive face à la porte de garage grande ouverte. Une horrible bouche béante me défiant de mettre mon pied à terre une fois pour toutes. Le type debout qui me tourne le dos, une bière à la main, n’est pas ledit voisin. MON taré farfouille sous la voiture, cognant avec vigueur sur une pièce comme si ça changerait quelque chose à l’état général de la ferraille sans roues suspendue précairement sur un cric. Je suis complètement ignorée. Mon arrivée inopinée ne semble pas avoir pénétré le brouillard de leurs esprits. Pourtant, ils devraient voir les gros nuages noirs qui me suivent, la tempête qui se lève à ma suite en ébouriffant ma crinière, le tonnerre digne de la colère de Thor lui-même. Nope. Pas une seule petite réaction. Si ce n’était pas du tapage venant de l’intérieur du garage, on entendrait presque les criquets crier de désespoir à la vue de mon entrée en scène qui tombe aussi à plat qu’une blague de pédé lors d’un festival gais et lesbiennes. Le type au t-shirt sale et aux cheveux gras prend une longue gorgée de bière, qu’il crache partout sur la carrosserie et sur le sol après un commentaire du bidouilleur d’entrailles automobiles, quelque chose de drôle, apparemment. Je ne sais pas. Je ne comprends rien. Mon cerveau semble avoir doublé de volume, mon audition fait défaut, ma vue commence à se voiler. Je vogue dans une mer de mélasse par une nuit brumeuse. Et les deux idiots rient comme des déments. Moi je me consume de douleur, et eux, ils s’amusent comme deux débiles gelés comme des balles. Je m’approche sans délicatesse — j’ai dépassé le stade de la subtilité, des civilités. Je saisis la première chose que je vois à ma droite ; une espèce de grosse clé à molette. Elle fait au moins un demi-mètre facilement et je n’ose imaginer le poids, mais je ne le ressens pas. Je suis un être de douleur, de désespoir, de rage. Une adrénaline malsaine me possède, m’enveloppe, me consume. Mes mains arthritiques n’ont aucune difficulté à se saisir et à soulever ce lourd outil graisseux fait de métal massif. Le taré ne me voit même pas du coin de l’œil. Je pourrais être une mouche virevoltante autour d’un tas de merde que ce serait pareil. Je prends un élan en visant l’énergumène au chandail poisseux en plein visage. Et c’est un circuit mesdames, messieurs, le stade s’emballe, la foule acclame avec déchainement. Il tombe à plat comme un arbre qu’on abat au milieu d’un terrain vague. Sans un seul cri. Le sang chaud gicle sur mon visage, sur mes vêtements. Son nez pendouille par une petite peau, ses gencives ne sont qu’un mauvais souvenir. Il tressaute quelque peu, la réaction automatique des nerfs, j’imagine. Je le regarde comme on étudie distraitement un ver de terre coupé en deux par notre pelle de jardin. L’autre tarla sous la voiture ne s’est rendu compte de rien. Un bruit de plus dans le tumulte environnant, rien pour s’énerver le poil des jambes. Je m’élance à nouveau, visant plus bas cette fois ; un grand coup sur le cric retenant les quelque huit-cents kilos d’acier rouillé. Le soutien bouge un peu, sans plus. Il y a apparemment une limite physiologique à la force de ma colère. Je continue quand même, je n’ai qu’un objectif : le faire taire… pour de bon. Il se rend finalement compte de quelque chose ; « What the fuck, man! ». Beau langage d’attardé, je ne m’attendais pas à mieux. Le voisin glisse sur sa planche à roulettes pour sortir de sous la voiture et rencontre son pire cauchemar. Sa douce et stupide voisine en colère. Il se demande peut-être à ce moment-là quelle merde son pusher lui a vendue. Il n’a pas le temps de s’attarder plus longtemps sur le sujet. Je continue ma besogne ; frapper sur le cric ou son visage, quelle différence ? L’important est d’atteindre mon but ultime, c’est-à-dire le sacro-saint silence. Il est comme une baleine échouée : sur le dos, sans défense. À ma merci. Il y a des os et du sang un peu partout, je suis en train de repeindre l’automobile ; c’est de l’art contemporain. De l’art biologique.

Je m’arrête enfin, mes bras n’en pouvant plus, mon cœur voulant sortir de ma poitrine. Il a eu sa dose de toute façon. Je me traine jusqu’à la radio et, doucement, délicatement, bien que ma main soit tremblante de l’effort qu’elle vient de fournir, je tourne le bouton. Silence. Bénédiction. J’entends une mésange chanter la sérénade, le vent dépoussiérer quelques feuilles. Le ciel se dégage quelque peu, un timide soleil tente de se montrer le bout du nez. Le chien me regarde ; je m’approche, détache sa chaine. Il me lèche les mains en signe de gratitude. Son calvaire est également terminé. Je m’en retourne, mon nouveau compagnon à mes côtés, presque sereine. Malgré ma douleur, qui s’atténue pourtant quelque peu à la pensée du silence durement gagné, j’esquisse un sourire de contentement.

***

J’ouvre des yeux collés par des larmes de douleur maintenant séchées. Je me suis finalement endormie, les mains appuyées sur les oreilles, mes sanglots étouffés par les couvertures. Le silence total m’accueille. Le voisin a cessé son boucan durant mon roupillon. J’ai rêvé que j’arrêtais de faire la cruche qui encaisse tout, celle qui n’ose pas lever le ton et dire sa façon de penser. Je me lève doucement ; le spectre de la migraine est là, mais en sourdine.

Je regarde dans le miroir mon visage ridé taché de mascara. Mes vêtements froissés. Un repassage sera de mise. C’est probablement le moindre de mes soucis au fond, mais je m’en fiche. Demain est un autre jour. Malgré le reflet peu flatteur de mes cheveux en broussailles, de mes yeux rougis et cernés de crevasses bleutées, je ne peux m’empêcher de ressentir un certain soulagement et esquisser un sourire amer et sans joie. Je suis passée au travers. Encore une fois. Je peux désormais aller me doucher, tenter de me préparer un bouillon de poulet et me recoucher. Aussi bien en profiter, le silence n’est pas là pour rester. Il ne l’est jamais.

* La graphie rectifiée est appliquée à ce texte.

FIN

Nouvelle : Mutation X

Mutation (ADN - publicdomainpictures.net)

*** AVERTISSEMENT – cœurs sensibles s’abstenir ***

J’étais pourtant plus avisée que ça, plus éduquée… plus responsable. Mon devoir professionnel aurait dû passer avant ma sauvegarde personnelle et la peur des conséquences. Je savais bien que j’en avais plus pour bien longtemps avant de passer de l’autre côté du miroir, de suivre le lapin dans son terrier rempli de terreur. J’étais bien placée pour le savoir ! En tant qu’infirmière de première ligne, j’étais formée pour apporter les soins d’urgent aux personnes atteintes du virus, aux zombies comme on les appelait par manque d’originalité ou de terme plus adéquat. Il fallait appeler un chat « un chat ». Je n’en étais pas à mes balbutiements depuis le premier foyer d’infection du virus aux mille-et-un noms : la plupart utilisaient zombie, mort-vivant, mais d’autres provinces catholiques comme l’Ouest canadien et l’Ontario l’appelait « the evil claw »… la griffe du mal. Je ne m’attendais pas mieux de ces grenouilles de bénitier. Chaque pays avait sa petite version locale. C’était déjà un peu la folie partout avant même que la mutation prenne place : mesures d’éloignement, fermetures de commerces, files d’attente en ne plus finir aux épiceries, la peur aux ventres lorsqu’on croisait un étranger, les deux se regardant avec suspicions, masque au visage, comme lorsqu’une moufette et un humain se rencontre inopinément dans les bois : qui prend quel côté ? Restons calmes et tout ira bien. Dans nos rêves, oui. Après ça, ce fut la débandade. J’avais beau résider à la campagne où la population était moins nombreuse, j’avais tout de même le droit à mon lot mensuel de tueurs sanguinaires. Majoritairement lents et stupides, mais meurtriers malgré tout. J’étais la Lucky Luke du diagnostic, l’infirmière la plus rapide à déterminer la bonne quantité d’antidote pour inverser le processus de zombification sans tuer le patient. Mon taux de réussite était tout de même de soixante pour cent (une grande main d’applaudissement s’il vous plait !). Une fenêtre d’à peine trois heures pour injecter la dernière trouvaille scientifique du jour s’offrait « généreusement » à nous et, avec un mince quinze pour cent de chance de survie, pouvait faire la différence. Si la chance était de notre côté. Les médecins soignaient les maladies communes, tandis que l’infirmière de première ligne sauvait les désespérés, nés de… Au fond, on l’ignore. Ils étaient le produit de ce Nouveau Monde que quelqu’un ou quelque chose avait créé. Qui ou quoi ? Ça, c’était une bonne question. Était-ce une arme bactériologique ayant mal tournée ? Un virus datant de l’ère glaciaire échappé durant un forage de gaz de schiste ? La main de Dieu punissant l’humain indigne de Lui ? Je sais, c’est idiot, mais certains demeurés le croyaient dur comme fer ; on l’ajoute donc aux probabilités pour faire bonne figure, catégorie « peu probable ». On pourrait spéculer durant des heures sans trouver la réponse à ce mystère plus grand que celui des pyramides d’Égypte… ou de la Caramilk. Peu importe, la fiction était devenue réalité et on devait faire avec. Les scientifiques étant aussi rapides que des escargots sur le Prozac, nous n’étions pas près d’assister à la création d’un vaccin efficace pour prévenir la dissémination. Je dois tout de même leur concéder le point que ce qui avait commencé par quelque chose comme une grippe virulente s’était transformé à plusieurs reprises pour devenir « ça ». Un nom imprononçable pour expliquer comment les gens perdaient toute logique et personnalité pour n’avoir qu’un objectif : se nourrir de chair humaine à tout prix. Difficile de trouver un traitement lorsqu’un virus mute de façon aussi drastique.

Pour ma défense en ce qui concerne mon état, je dois admettre que j’ignore complètement comment je suis entrée en contact avec la salive ou le sang d’un… zombie (gardons le terme). Je ne m’explique même pas la source de ma contamination puisque je porte en tout temps ma combinaison protection lorsque je suis à la clinique. De plus, je suis d’une prudence frôlant la paranoïa lorsque je suis en public ; aucun contact physique sous aucune considération (pas même avec mon mari, mais ça, c’est une autre histoire), et je fuis les foules comme la peste. Il faut toutefois remarquer que les foules se font rares, donc ce n’est pas trop difficile. Il n’y avait qu’une seule explication : j’étais entrée en contact avec un agent pathogène atypique qui me transformait soit en contaminée soit en mutante. C’est ce que je me suis dit en tout cas. Ce n’était pourtant que des légendes urbaines à mes yeux. Ces créatures, que je ne pouvais plus appeler « monstres » dorénavant, n’existaient pas ici, dans nos petites provinces canadiennes. Ces abominations vivaient en Europe, en Russie ou en Afrique, tout comme les vampires, les loups-garous, Nessie, et Dieu sait quoi. J’étais un mythe moderne devenu réalité. J’en avais de la chance !

Comment me suis-je aperçue de ma nouvelle condition ? En premier lieu, ce fut l’énergie additionnelle que je ressentis. C’était comme si je possédais au tréfonds de moi-même une énorme chaudière au charbon dont émanait soudainement une combustion gargantuesque. Les feux de l’enfer. J’éprouvai alors un désir immense de courir en hurlant à pleins poumons afin de laisser sortir la surcharge d’énergie avant d’exploser. Je me retins ; je n’aurais pas fait cent mètres que j’aurais eu les forces de l’ordre à mes trousses. De nos jours et dans les conditions actuelles, on n’agit pas de façon étrange inutilement. Consciemment. Ce n’est vraiment pas avisé. On reste calme et posé… et on court en hurlant seulement lorsque des contaminés nous poursuivent. C’est une règle non écrite, quoi ! Ce fut ensuite la douce froideur du cœur qui m’envahit, un voile de glace venant apaiser ma tête et ma poitrine surchauffées, comme si les sentiments encombrants qui minaient ma vie s’étaient échappés de mon corps en feu, transformés en vapeur. Je me sentis soudainement plus légère. Quel bonheur de ne plus avoir à penser aux enfants à la maison, à mon mari qui était paraplégique depuis que sa voiture était entrée en collision avec un regroupement d’infectés au détour d’un virage d’autoroute, et surtout, de ne plus avoir peur de survivre ! La proie s’était transformée en prédateur et c’était exaltant. Curieusement vivifiant. Je sais : venant d’une personne techniquement morte, ça fait étrange à entendre. C’est une aberration que je ne me sois jamais sentie aussi vivante qu’en ce jour de transformation. Aussi énergique qu’un raz-de-marée et d’un esprit aussi limpide que de l’eau de source. Une métamorphose encore incomplète, je le sens dans mes tripes, mais dans sa dernière ligne droite avant le dévoilement du produit final. Le bouton de fleur sur le point d’éclore, la chenille en voie de devenir un papillon, l’embryon en instance… vous avez compris le principe !

C’est à ce moment précis que je sus que j’étais contaminée par quelque chose de différent. Il y aurait peut-être eu une façon de reculer la trotteuse de l’horloge et de retourner à mon état « normal » si, bien sûr, je m’étais reportée aux autorités ou à mes collègues de la clinique dès que j’avais éprouvé la première urge d’adrénaline, survenue après un dix-huit heures de garde en ligne. C’était une bonne indication que quelque chose clochât chez moi ! J’aurais normalement dû être morte de fatigue. Drôle de choix de mot, non ? « Morte » ? De toute façon, je n’avais aucune certitude que me dénoncer aurait changé quelque chose à la mutation. Je savais au fond qu’il n’y avait probablement plus rien à faire si plus de trois heures étaient passées depuis le contact avec l’agent pathogène. Quel qu’il soit. Puisque je n’avais aucune façon d’en déterminer la source, j’ignorais le temps écoulé depuis. De toute façon, pourquoi aurais-je voulu me défaire de cette puissance qui avait pris possession de mon corps, de cette clarté de l’esprit n’étant plus handicapé par tous les sentiments inutiles que je portais comme un fardeau jusqu’alors ? Si les gens savaient, ils tenteraient de développer ce soi-disant virus comme un élixir au lieu de tenter de le détruire. Ils n’avaient rien compris.

Pourquoi vous dis-je tout ça ? Pour vous aider à comprendre la suite des évènements. Il y a quelques heures à peine, je me suis enfermée dans ma chambre à coucher. Je me mis debout devant la glace de la garde-robe et analysai ce que je voyais ; mes pupilles dilatées, mes globes oculaires veinés de rouge au point d’en obscurcir presque entièrement le blanc, les cernes mauves sous mes yeux, la peau de mes doigts se rétractant de mes ongles, mes gencives ayant dénudé mes dents presque jusqu’à la racine. J’enlevai mes vêtements et détaillai mon corps : la graisse avait fondu comme neige au soleil, et la peau tirait sur des muscles dont j’ignorais même la présence jusqu’à maintenant. Une peau grise et cireuse. Une musculature de félin. Je pris ma trousse de maquillage et tentai de camoufler ma nouvelle complexion faciale avant d’enfiler des vêtements amples.

Je retournais à la cuisine pour préparer le souper lorsque je la ressentis pour la première fois, au moment même où mes yeux injectés de sang, semblables à ceux d’une toxicomane en manque de drogue, se posèrent sur la peau rose de mes deux jumelles. Ce fut comme si le monde avait cessé d’exister autour d’elles. Tout était devenu gris, sauf leur aura d’une couleur indéfinissable, mais d’une brillance extraordinaire. Je n’ai jamais cru à ces balivernes spirituelles, mais je voyais désormais des choses qui m’étaient inconnues jusqu’alors. Je percevais un nouveau monde qui existait au-delà de celui dans lequel j’avais vécu ma pénible existence humaine jusqu’à maintenant. Ma vision se focalisa sur les pores de leur peau, comme si je n’étais qu’à quelques centimètres d’elles et non pas à l’autre bout de la pièce. Je voyais et sentais la légère transpiration qui s’en échappait, à l’instar de la rosée dans l’herbe fraiche s’évaporant lentement dans un début de matinée ensoleillée. J’entendis soudainement le sang circuler dans leurs veines, et je vis leurs carotides battre au rythme de leurs cœurs. Mes papilles gustatives se mirent à saliver. Je comprenais maintenant ce que ressentait et percevait le loup rencontrant une biche. La faim. La vraie. Mon corps répondit instantanément à cette chair tendre, offerte sur un plateau d’argent comme une offrande. Mes lèvres se rétractèrent en un rictus moussant n’ayant rien à envier à Cujo, dévoilant ainsi mes canines affamées. J’attrapai Yasmine par un bras et la sortie de sa chaise haute d’un coup sec. Lorsqu’elle se mit à hurler (quelle douce musique !), j’enfonçai mes dents dans la délicate peau de son cou sentant la poudre pour bébé. Son sang chaud gicla dans ma bouche. Je n’avais jamais rien gouté de si extraordinaire. Plus tendre que du poulet, plus doux que le miel. C’était comme un fondant au caramel salé excitant mes papilles gustatives. Épais, légèrement sucré, avec une délicate touche de sel en finale. Maya se mit à hurler et j’eus un orgasme (et vous n’avez aucune idée à quel point c’est d’une rareté inconcevable depuis quelques mois !) à la voir se débattre dans l’autre chaise, contemplant sa sœur de ses yeux terrorisés. Je la regardai intensément et pris une bouchée du bras de Yasmine, mâchouillant lentement la bouche ouverte, le sang et la salive coulant sur mon menton et dégoulinant sur le carrelage. Maya devint toute rouge à force de s’arracher les cordes vocales de peur, et je me demandai si un bébé de deux ans pouvait faire une crise cardiaque. Ma réflexion sur le sujet s’arrêta net lorsque l’éclopé se montra enfin la binette, alerté par les cris de ses deux chéries. Je le regardai rouler jusqu’à moi, fonçant sur une chaise dans l’énervement. Coincé, il se jeta à plat ventre pour ramper vers nous. Ou plutôt, vers elles. Pathétique. Je résistai difficilement à l’envie de déguster la petite Maya, qui était de plus en plus appétissante à se tortiller ainsi. Je la sortis de sa chaise par un bras ; un claquement sec se fit entendre lorsque l’épaule se disloqua. Martin se mit à hurler à son tour (c’est une habitude ou quoi ?) lorsque je me mis à la balancer au-dessus de lui, comme si je jouais avec un chat. Il n’avait cependant pas l’air de s’amuser. Petit animal ingrat. Je jetai le bébé sur le plancher, non loin de sa sœur, me disant que Yasmine aurait faim lorsque la transformation serait complétée. Aussi bien lui laisser une petite collation. Vous voyez bien que j’ai toujours un cœur ! Immobile, mais non moins présent.

Martin tenta de se sauver en se tortillant tandis que je marchai vers lui en hurlant. Pourquoi ce manège puisqu’il était déjà à ma merci ? C’est simple : parce que ça terrorise encore plus les gens. Le pauvre humain affolé fait dans son froc tout en se comportant comme une poule sans tête. La terreur lui fait oublier de penser avant d’agir. Je l’ai fait également parce que c’est drôle. J’ai toujours eu une nature joviale ! Je me jetai donc sur le dos de mon mari, déchirai sa chemise et pris une vigoureuse mordée entre les omoplates. Bof. Plutôt ordinaire, je dois l’avouer. Gout et texture décevants. C’était comme manger des bâtonnets de poisson pané surgelés après avoir dégusté des sushis au thon rouge fondant dans la bouche, ou bien boire un vin de l’épicerie du coin après avoir savouré un Château Lafite Rotschild. La chair était plutôt coriace, la viande un peu sèche, le sang un peu amer. Je ne le tuai toutefois pas : je me demandais s’il deviendrait un simple zombie, une coquille sans âme, ou bien s’il se transformerait en quelque chose d’autre, comme moi.

Que suis-je au fond ? Un amalgame de mort-vivant, de vampire, et de je ne sais quoi ? Je vais vous révéler ce que je suis et c’est la raison de ce petit testament vidéo que je vous laisse aujourd’hui, un témoignage pour les générations futures. Pour la postérité. Je suis ce qu’on appelle le patient zéro. Je suis la mutation X, la nouvelle variable de l’équation, une nouvelle souche d’acide désoxyribonucléique. Je suis l’évolution, la pierre angulaire d’une nouvelle race qui mènera les faibles à l’esclavage pour ne garder que les plus forts. Je suis la modification du code génétique qui fera sauver des centaines d’années à l’espèce humaine en matière de mutation. Je suis le futur. VOTRE futur.

FIN

Nouvelle – Une femme, une baignoire

Nouvelle - Une femme, une baignoire

— AAAAHHH !!!

Excusez-moi pour ce cri strident, mais comprenez-moi : la première chose que je vois en ouvrant les yeux est une femme couchée dans une baignoire ensanglantée. Il y a de quoi surprendre. Qu’est-ce que je fais là ? Je n’en ai aucune idée. À dire vrai, j’ignore qui je suis. Je sais seulement que je me trouve en présence d’une personne visiblement morte, et que je suis de sexe féminin (ça se ressent ces choses-là quand même !). Je regarde autour de moi, fébrile, mais étrangement sans prise sur la réalité, comme si elle m’échappait. J’entrouvre la porte de la salle de bain, et je jette un coup d’œil dans l’autre pièce. Un cri de douleur s’arrache à ma gorge en feu, et je me dépêche de mettre une main devant mes yeux : une lumière blanche aveuglante me brule littéralement la rétine et je sens mon mal de tête lancinant devenir vraiment grognon. Un lendemain de veille ? Possible. Très probable, même. Cela expliquerait cette situation plutôt inusitée. Je me retourne à nouveau vers ma compagne laiteuse et silencieuse pour me retrouver nez à nez avec une fillette assise sur le bord du bain, l’air ennuyé au point de s’ouvrir les veines, sans vouloir manquer de respect à la morte qui semble avoir fait la même chose. Je dis une fillette, mais c’est plus une étrange adolescente : deux lulus aux cheveux noirs méchés de mauve, du bleu nuit sur les lèvres, des paillettes violettes sur les paupières, une jupe de collégienne avec un haut blanc semi-transparent bordé d’un collet froufroutant, et chaussée de bottes à l’allure militaire. À bien y penser, elle ressemble à un personnage d’une bande dessinée asiatique.

— D’accord la freak, t’as fini de me dévisager comme si j’étais une curieuse bestiole ?

Je reste interdite : comment s’est-elle retrouvée là puisque je me tiens dans l’ouverture de la seule porte de la pièce ? La fenêtre ? Impossible, je l’aurais entendue pousser le store horizontal en métal. Je me mets les mains sur les hanches, en signe d’autorité (très mal assumée, croyez-moi !), et rétorque :

— Et toi ? Tu es qui et, surtout, comment diable es-tu entrée ?

— Gabrielle. Et puis, eh, prudence. On n’invoque pas Son nom en vain.

— Qui ça ?

— Lucifer, tu viens de le nommer.

Je baisse la tête pour échapper à son bizarroïde regard, à la fois perçant et blasé. Et c’est là que je le remarque.

— Bordel ! Je suis complètement nue !

Gabrielle lève les yeux au ciel en soupirant.

— Ben oui, Sherlock. Écoute, ce n’est pas que je m’ennuie… non, à dire vrai, je m’emmerde ferme, mais bon, j’ai d’autres transports à organiser pour finir ma journée, alors ce serait bien qu’on s’y attèle.

— À quoi ?

— Ben, à ton transport. Tu m’écoutes ou pas ?

Je suis de plus en plus confuse. Mon transport vers où ? La prison ? Cette femme dans le bain est visiblement morte et je suis nue. Donc je suis une lesbienne qui a tué son amante. Meurtre passionnel, MOI, qui l’eut cru ?

— T’as pas l’air d’une policière pourtant…

— Une policière… j’y crois pas. Il n’y en aura pas de facile pour les braves… La lumière. VA DANS LA PUTAIN DE LUMIÈRE !

Non, mais, c’est qu’elle s’énerve la bibitte ! Je me retourne craintivement vers le rayon lumineux, et une nouvelle zébrure de douleur me fend le crâne en deux. Je ferme un œil et je laisse l’autre à peine entrouvert, comme si ça changerait quelque chose.

— C’est quoi ? Un module de téléportation ? On est dans le futur ? Dans quel siècle ?

Gabrielle se tape le front avec la paume de la main.

— Non, mais, ce n’est pas possible ! Tu n’es pas dans un film de science-fiction à la fin.

— Mais cesse d’être cryptique BORDEL, j’ai un mal de crâne qui m’empêche de penser !

— Ce n’est pas hurler qui va t’aider. Il fallait arrêter de boire quand c’était encore le temps. Maintenant, tu seras nue et migraineuse pour l’éternité, c’est pas brillant.

Je prends une grande respiration. C’est comme un discours entre deux travailleurs de la tour de Babel ; quelque part, le message ne passe pas. L’étrange jeune fille se lève subitement, l’air résigné.

— OK, on va y aller à pas de bébé. Regarde-toi dans le miroir, et dis-moi ce que tu vois.

Par le fait de mon inaction, elle me prend doucement par les épaules et me retourne vers l’armoire de la pharmacie juchée au-dessus du lavabo.

— Heu… je ne vois rien.

— Ça devrait te parler, ça, non ?

J’ouvre soudainement de grands yeux avant de me plaquer une main sur la bouche pour ravaler un autre hurlement complètement inutile qui ne risque pas d’aider mon état actuel de toute façon.

— Mon Dieu ! Je suis un vampire, c’est ça ? Je viens de vider cette femme de son sang. Elle était droguée, ou bien un truc du genre, et je ne me souviens plus de rien. Tu es mon maitre créateur venu à ma rescousse, c’est ça ?

— Premièrement, il ne faut pas non plus invoquer Son nom en vain. Deuxièmement… peux-tu me dire ce que tu fais dans la vie pour avoir des idées aussi loufoques ?

— Je suis auteure.

— Tout s’explique…

Gabrielle se rassoit lourdement sur le bord de la baignoire, la tête entre les mains. Elle prend une grande respiration avant de relever un visage rouge ; la petite bête étrange est visiblement ennuyée.

— Je me demande bien ce que j’ai fait au bon D… à Lui, pour mériter le transport d’une telle illuminée ! D’accord… allons-y plus brutalement. Va vers la femme, et regarde-la attentivement.

Je tourne un œil inquiet en direction de la baignoire, une main sur la bouche. Je crois que je vais vomir. La gamine me pousse dans le dos sans ménagement ; elle commence à manquer de patience, mais je ne comprends rien à son histoire de fou. Je me penche avec hésitation vers le cadavre : des cheveux bruns attachés en chignon, des yeux fermés, une peau d’albâtre. C’est vrai qu’elle a un air qui m’est familier.

— Hum… si je suis sa maitresse, elle doit être mon amoureuse, non ?

— OK, là j’en ai marre. Tu t’es bourrée hier soir et tu as décidé d’aller prendre un bain… ensuite ?

— Est-ce que je peux m’habiller avant qu’on discute ? Je suis plutôt mal à l’aise, vois-tu.

— D’accord, maintenant que tu es vêtue, on peut continuer ?

Je penche alors la tête pour me regarder ; je porte une espèce de grande robe de soirée en satin rose bonbon, une boucle démesurée du même tissu nouée dans le dos.

— Mais, mais…

— Ne me demande surtout pas pourquoi tu as décidé de devenir le sosie de Diane Dufresne, je l’ignore. Estime-toi heureuse : tu ne vois pas le chapeau au moins. C’est violent pour la rétine.

— Je suis morte, c’est ça ?

Gabrielle lève alors les bras en l’air en guise de victoire, et effectue quelques petits pas de danse.

— Alléluia ! Maintenant, ferme les yeux et marche droit vers cette fichue lumière que je passe à un autre appel.

— Tu vas même pas me dire pourquoi je me suis suicidée? Tu es pire qu’une fonctionnaire du gouvernement. Un minimum de respect serait la moindre des choses.

— Tu t’es soulée, puis tu as décidé de prendre un bain pour finir ça en beauté. Tu es entrée trop vite dans la baignoire, tu as glissé, tu t’es ouvert la caboche sur le robinet et tu es morte au bout de ton sang. Tu y vas maintenant dans cette satanée lumière, ou quoi ?

— Mais, mais… c’est comment là-bas ? Est-ce que je vais passer par un genre de tribunal qui jugera si je vais en enfer ou au paradis ?

Gabrielle se laisse soudainement tomber la tête entre les mains. Lorsque, finalement, elle la relève, elle arbore un regard de résignation.

— Pour faire court, tu seras recyclée.

— Comme une bouteille de plastique ?

— C’est en plein ça. Tu seras en attente quelques secondes, comme lorsque tu patientes pour un agent du service à la clientèle chez le câblodistributeur, la musique poche en moins. Lorsque le prochain agent se libère, tu es alors transférée et, paf !, on recommence pour un nouveau tour.

— Et toi, tu n’as pas été recyclée ?

— Non, moi, je suis un ange déchu. Tu te rappelles mon avertissement concernant la non-invocation de certains noms ? Eh bien, j’ai pas écouté et me voilà à escorter des auteurs et des ivrognes vers une vie… disons meilleure. C’est comme un tirage au sort au bingo. N’importe quelle forme vivante, pas juste humaine.

— Beurk ! Je pourrais me réincarner en coquerelle ou en limace ?

— Non, ça s’est réservé aux politiciens et à leurs chefs de cabinet. Je crois que les auteurs sont envoyés dans des huitres.

Je ne pouvais pas croire que je finirais en soupe, ou assaisonnée de citron, glissant dans la gorge de quelqu’un. C’était dégoutant et cruel !

— Mais non, je blague ! Pour les auteurs, hein, pas pour les politiciens.

Gabrielle me pousse à nouveau vers la lumière ; la boucle démesurée de ma robe de satin rose s’accroche au cadrage de la porte. Je me retourne une dernière fois vers le corps… mon corps. La morte ouvre soudainement les yeux et tourne la tête dans ma direction. Je suis figée comme une biche prise dans le rayon des phares d’une voiture. Elle ouvre la bouche de façon démesurée, et commence à vomir de grosses mouches noires. Je tente de me dégager sans succès. Les insectes s’agrippent à mes cheveux, à mon chapeau, leurs bourdonnements à la limite du supportable. L’ange déchu se met alors à rire tandis que des insectes s’infiltrent dans mes yeux et ma bouche, et…

Je me réveille en sursaut. Je suis couchée dans mon bain, maintenant froid. Sur le rebord, un verre vide et une bouteille de vin qui l’est tout autant. Ciel ! Ce n’était qu’un vilain cauchemar. Je me redresse d’un trait et regarde autour de moi : non, il n’y a pas d’étrange jeune fille à l’allure de Punky Brewster sur l’acide. Je n’ose pas me lever, de peur de finir le crâne ouvert dans la baignoire. Je rampe donc littéralement hors du bain et j’atterris sur le tapis rose.

Tout en m’essuyant, je jure de ne plus boire une goutte pour le reste de ma misérable existence. J’enfile ma robe de chambre et avale deux comprimés. Soyons réalistes : je ne boirai plus de vin pour quelques mois… ou semaines… une semaine peut-être. Je m’apprête à sortir de la salle de bain lorsqu’une lumière blanche m’aveugle.

— NOOOON !

Je ris de moi-même, une main sur le cœur : ce n’est que les phares d’une voiture se reflétant sur une fenêtre. Le temps d’ouvrir le réfrigérateur pour me servir une eau pétillante, il ne reste plus rien, ou presque, de ce mauvais rêve et de ces promesses de sobriété. Demain est un autre jour ; ivrogne un jour, ivrogne toujours !

FIN

Nouvelle – Elle… un soir de décembre

Nouvelle - Elle... un soir de décembre

Elle caresse de la main le vieux gilet de laine qu’elle a enfilé machinalement. Celui de son mari. Il l’avait encore revêtu hier soir et son odeur flotte toujours, entremêlée amoureusement aux fibres ; une odeur musquée d’Old Spice. Il le porte toujours comme un talisman contre les mauvaises journées, contre la froideur humide de l’hiver. Il le portait. Couleur pers, comme ses yeux. Ce soir, elle a malheureusement le droit d’en réclamer l’utilisation, pour apaiser sa propre peine. Comme si c’était possible. Un droit d’usage aujourd’hui, demain et tous les jours horribles qui suivront. Une forme informe. Le chandail flotte sur son corps frêle, comme un étendard s’enroulant autour de sa hampe par grands vents. Ou plutôt, comme un linceul. Elle lève sa main droite pour essuyer une larme, mais elle arrête son geste à quelques centimètres de sa joue. Pourquoi tenter de cacher sa peine ? Est-ce si grave que le vide soit témoin de sa douleur ? Son regard s’arrête sur le petit accroc bordant l’ourlet de la manche. D’un doigt tout d’abord distrait, elle joue délicatement avec le minuscule trou. Ce n’est presque rien. L’avoir vu avant, elle l’aurait reprisé, non ? Sa propre négligence ? Elle ne voit maintenant qu’un immense gouffre béant et devient soudain hypnotisée, obsédée ; comme si cet accroc détenait les secrets de l’univers. À l’aide de son index et de son pouce, elle tire légèrement sur le bout de fibre qui dépasse, comme si défaire les mailles pourrait également effacer les dernières heures, réduire à néant ce moment horrible. Le bout de laine résiste à la torture de ses doigts et un sanglot lui échappe.

Son cœur veut sortir de sa poitrine. La douleur est physique, viscérale. Si elle pouvait mourir foudroyée, ce serait si simple. Juste là, et tout de suite. Libération. Ainsi, debout au milieu de la cuisine, elle ne sait plus quoi faire. Elle est atterrée comme un enfant lors de son premier jour d’école, qui se retrouve là, abandonné au milieu de la grande cour clôturée de grillages. On lui a enlevé ses balises, ses plans, son futur. Elle est un voilier au mat cassé au milieu d’une tempête. Que fait-on quand on vous a arraché le cœur, lorsqu’on vous l’a brutalement extrait avec des paroles ? Que fait-on de ces mots assassins qui vous hanteront jusqu’à la fin de vos jours ?

« Nous avons le regret de vous annoncer… carambolage monstre… plusieurs victimes… décédé… votre mari est décédé… »

L’ange annonciateur à la voix triste et désolé retournera à sa femme et à ses enfants ce soir, il les embrassera certainement un peu plus fort, mais sans plus. Sa sale mission est terminée, il a délivré son message de malheur. L’ange de la mort. Demain, ils ne seront devenus qu’une autre statistique routière. Un cas parmi tant d’autres. Presque banal.

Dans un état second, elle se dirige vers le petit cellier se trouvant dans le coin de la pièce et s’y penche avec une difficulté inhabituelle. Elle est soudain devenue très vieille. Elle veut attraper une des bouteilles du haut. Les bonnes. Pas celles de la semaine, non ; pas ce soir. Elle choisit celle qu’il avait sélectionné avec soin pour leur petit réveillon d’amoureux… dans seulement six jours. Comment choisira-t-elle son vin maintenant, sans lui ? Elle se bat contre le bouchon de liège, et une nouvelle larme lui échappe. Elle laisse la goutte d’eau de mer rouler librement sur sa joue. Que le vide aille se faire voir après tout. Ses mains tremblent et des gouttelettes de vin rouge tombent de sa coupe sur le comptoir ; le sang qui s’échappe de la blessure béante qu’elle a la poitrine, là où son cœur fut brutalement extrait. Elle regarde le devant de son gilet ; non, rien n’y parait. Et pourtant… la douleur est si vive.

Elle embrasse du regard ce qui l’entoure, comme si elle voyait tout pour la première — ou la dernière – fois. L’avenir ne sera plus le même. Rien ne sera plus pareil. Par-delà la fenêtre du séjour, elle regarde les flocons, un à un. Ils ressemblent à de petites boules de coton, dodues et moelleuses. Lorsqu’elle était petite par temps semblable, elle se couchait dans la neige pour faire l’ange. Vole, vole. Elle ouvrait bien grand la bouche pour avaler ces éphémères et majestueuses œuvres d’art miniatures. Uniques. Elle ferme les yeux et sent presque la caresse froide des flocons tombant sur son nez, sur sa joue. Béatitude. Innocence. De regret, elle ouvre les yeux. Un peu plus loin, elle aperçoit leurs cadeaux. Il y a quelques jours, ça avait été le joyeux rituel : un bon verre de vin, de la musique de Noël, qui jouerait à répétition durant tout le temps des fêtes, et comme des enfants, chacun dans leur pièce respective, ils se cachaient pour envelopper leurs cadeaux. Fous rires. Joie. Moments d’éternité.

Elle prend une gorgée ; le vin est bouchonné. Il n’est plus bon sans lui. Tout a perdu sa saveur. Aujourd’hui, c’est la première fois de tout. La première fois qu’il ne pigera pas son cadeau journalier dans le bas de Noël. Oui ; nous étions de vrais enfants. Et puis il y aura la première fois qu’elle ira se coucher seule en sachant très bien qu’elle ne se réveillera pas à ses côtés. Plus jamais. Le premier réveil, le premier déjeuner, la première journée sans sa présence. Ne plus avoir de but. Vivre comme un automate. Elle regarde les paquets scintillants ; elle caresse le papier festif du bout des doigts. Il n’ouvrira jamais son nouveau jeu vidéo, son nouvel ensemble de tournevis, sa boite de chocolats préférés ; noir intense, coulant dans la gorge. Soudainement, ses jambes ne la supportent plus ; elle s’effondre au plancher en hurlant son désespoir, ses entrailles, son âme. Sa coupe se renverse, se brise. À l’instar de sa vie, de son avenir. Tout devient noir.

Près de deux heures se sont écoulées depuis que l’ange de la mort est passé. Parties où ? Elle se le demande. Ses deux chattes sont enlacées sur le divan, dormant du sommeil du juste. Elle les regarde avec un doux sourire avant de prendre un air perplexe, confus. C’est étrange, puisqu’elles ne peuvent se supporter, au point où elles vivent dans des pièces séparées. La magie des fêtes ? Non, ça n’existe pas. Il est trop tôt de toute façon pour un miracle. Encore six jours. Le souvenir des soixante dernières minutes — trois-mille-six-cents secondes — remonte à la surface, comme une graisse néfaste et nauséabonde. C’est elle qui s’en est occupée, sans même s’en rendre compte. Elle regarde sa main droite et y voit le sac en plastique bariolé de salive ; elle ouvre les doigts et le laisse voler au sol. Elle ne pouvait pas laisser ses filles, comme elle les nommait si affectueusement, seules pour on ne sait combien de jours. Probablement jusqu’à Noël, où les membres de leurs familles se demanderaient bien où ils étaient passés… peut-être, s’ils avaient le temps de s’y arrêter. Elles n’ont pas souffert. Enfin… elle ne le croit pas. Elles sont désormais unies pour toujours. Fini leurs discordes. Elles sont paisibles. Elle se met à genoux devant le divan et dépose son visage sur les fourrures encore chaudes, les bras entourant la masse gris pâle d’un côté, noir de geai de l’autre. Le Ying et le Yang. Les effluves se mélangent ; la sienne, à elle, à lui et à elles. Une dernière caresse familiale.

Elle tourne la tête sur le côté, l’oreille sur les poitrines silencieuses, et plonge à nouveau son regard dans la nuit enneigée. Les lumières multicolores reflètent les couleurs de l’arc-en-ciel sur la neige blanche. Des voitures passent. Comment la Terre peut-elle encore tourner quand son monde s’effondre ? Sommes-nous donc si peu ? Un simple grain de sable sur une plage infinie, chauffée par les doux rayons du soleil. La mer léchant le rivage. Il aime la voile. Aimait. Lui a-t-elle coupé tous ses vents avec son pied non marin ? Elle espère ne pas l’avoir rendu malheureux, une amertume qui aurait eu raison d’eux. Pourquoi y songer maintenant de toute façon… le temps s’est figé. Les « j’aurais dû » n’ont plus leur place. Ils sont morts, tout comme lui.

Enivrée, elle retourne au présent… et aux présents. Les ouvrir sans sa présence serait un sacrilège. Sauf un, quel a deviné. Pour sa dernière soirée, elle hésitait à porter le magnifique déshabillé en satin qu’il lui a offert il y a de nombreuses années et qu’elle n’a pratiquement jamais porté… comme un triste hommage. Troc factice. Artificiel. Pourquoi pas une tenue qui représenterait mieux qui elle est en réalité ? Était. Avant tout ça. Elle manipule l’un des paquets ; probablement un pyjama. Elle devrait le porter au moins une fois, pour lui faire plaisir. Il la regarde peut-être de là-haut. Du doigt, elle perce le papier. Trop tard pour reculer maintenant. Elle l’ouvre les mains tremblantes. Polar bleu poudre avec de petits chatons. Elle enlève ses vêtements, là, au milieu du salon, devant la fenêtre dont les rideaux sont ouverts. Quelle importance ? Elle passe ses mains sur sa nouvelle tenue d’apparat, soyeuse et douce. Il la connait bien. Connaissait bien.

Dans la salle de bain, l’eau est déjà prête. Elle ne se rappelle pourtant pas s’être fait couler un bain. Peu importe. La vapeur embrume le miroir, ce qui va de pair avec son esprit. Puisqu’elle a le choix, elle préfère vivre les derniers moments que les premiers, c’est moins long, moins répétitif… moins nombreux. Mise en scène féérique. Souffle de vie s’échappant en volutes. Rivières rouges. Son gilet de laine est déposé sur le rebord du bain, bleu vert… pers comme ses yeux ; elle passe son doigt dans le trou de l’ourlet ; elle lui tient la main. Elle lui parle. C’est le réveillon. Ils rient. Font des projets. Elle est si fatiguée. Elle ferme les yeux.

Elle n’entendra jamais la sonnerie du téléphone. Les mots tant désirés : « erreur d’identification… mauvais portefeuille… confusion… blessé… mais vivant ». Couché dans son lit d’hôpital, heureux d’être en vie, il n’aura pas le plaisir de la voir entrer, inquiète, mais rayonnante de bonheur. Soulagée. Ils ne riront pas plus tard de ce dramatique quiproquo, lorsqu’ils auront les cheveux gris et le dos vouté. Non. À la place, il contemplera le visage d’un agent à l’air désolé. L’ange de la mort. Il entendra à son tour les mots : « … regret de vous annoncer ». Vies détruites par distraction, par la bêtise humaine… par une erreur lourde de conséquences. Existences anéanties par manque d’espoir.

* La graphie rectifiée est appliquée à ce texte.

Nouvelle : Le royaume désenchanté

Nouvelle - Le royaume désenchanté

Le tout commença par une idée simple, un objectif réaliste : être populaire, être aimée. Je me rappelle l’instant exact où je pris la décision de changer les choses. Assez, c’est assez. J’avais acheté une revue pour jeune fille, que je feuilletais en me demandant pourquoi je n’étais pas comme elles. Je lisais des revues parlant de meurtriers en série célèbres, des médecins maudits du troisième Reich, des phénomènes paranormaux. Il devait y avoir quelque chose qui clochait avec moi. Assurément. Je décidai alors de faire une petite liste toute simple, sans savoir que ce simple geste m’amènerait au bord du gouffre, dans une contrée inconnue que j’aurais mieux fait de ne jamais découvrir :

Maigrir

Me maquiller

Mettre des bijoux

Une liste rudimentaire. Inoffensive. C’était aussi banal que d’écrire « pain, lait, beurre » sur un vulgaire morceau de papier avant d’aller à l’épicerie. C’est toujours stimulant de biffer un objectif atteint. C’est plus concret que de se faire croire que nous n’avons jamais eu l’idée en premier lieu. Les paroles et les pensées s’envolent, les écrits restent. Je n’étais cependant pas motivée par ces jeunes filles de magazines. Elles n’étaient que de vulgaires mannequins en deux dimensions, imprimés sur du papier glacé. Irréelles. Non, je voulais être comme les autres étudiantes de ma polyvalente, ces reines incontestables qui étaient aimées et adulées par leurs chevaliers servants chargés à la testostérone, admirées par leurs envieux sujets féminins et craintes par les parias du royaume, dont je faisais partie. J’étais Cendrillon, malmenée par ses immondes demi-sœurs, qui ne voulaient qu’avoir la chance d’être la reine du bal et de rencontrer son prince charmant.

Je décidai donc de me concentrer sur le premier objectif : mon poids. Il me suffisait de faire attention, et le vilain petit canard se transformerait en cygne majestueux. Je ne serais plus invectivée, frappée, ou bien rejetée. Je deviendrais également une souveraine. Je commençai donc à faire une autre liste… c’est rassurant et concret une liste :

10 ml de margarine légère : 35 calories

1 tranche de pain blanc : 60 calories

1 pomme : 150 calories

Je commençai à préparer mes propres repas, à peser et quantifier ma nourriture. La cuillère à mesurer et la balance alimentaire étaient devenues mes sujets, mes amies. Elles m’aideraient à passer du statut de servante à celui de reine. Je commençai à voir des résultats et, au lieu de passer aux autres items de ma liste initiale, je décidai de les agglomérer au premier point, qui allait si bien.

1 sachet de bouillon : 10 calories

1 branche de cèleri : 1 calorie

1 feuille de salade : 2 calories

J’avais maintenant le contrôle absolu sur mon corps, mais je perdais celui sur ma tête. Je glissai lentement vers l’obsession, pas seulement envers la nourriture, qui était devenue mon ennemie jurée, mais envers tout ce qui m’entourait, comme le ménage, les horaires, la routine. Moi, qui avais toujours aimé apprendre, je négligeais mes cours pour planifier mes repas et compter les calories. Je séchai même quelques après-midis de classe pour aller à la chasse aux produits faibles en gras. Mon activité favorite était devenue la revue des allées des différentes épiceries du quartier. J’étais devenu un fantôme arpentant un château gigantesque et découvrant toujours de nouvelles pièces à hanter.

Café, thé : 0 calorie

Pour mon plus grand malheur, je ne m’étais pas transformée en jeune fille populaire. J’étais devenue transparente. Pourquoi mon stratagème ne fonctionnait-il pas? L’obsession augmenta tandis que la dépression s’installa. Mon cœur ralentit dramatiquement, ma pression chuta et les évanouissements commencèrent. Un billet du médecin me permit d’abandonner mes cours d’éducation physique. Je commençai à mettre des gilets de laine et de gros bas de coton sous mes pantalons afin de tenter de me réchauffer en pleine canicule estivale. J’étais frigorifiée jusqu’aux os.

J’avais maintenant un tout nouveau titre de noblesse : anorexie. Maintenant, plus de vingt ans plus tard, les gens osent parfois porter un jugement sur cette maladie, et rejettent du revers de la main mes commentaires sur le sujet. La plupart ne savent pas, ne seront jamais. Paix à leur âme. Moi, je sais, je l’ai connu, je l’ai vaincu. Veni vedi veci… ou presque. Je me rappelle une scène du documentaire « La peau et les os ». Une des jeunes filles, son fragile cerveau monopolisé à compter les calories, ne se rend pas compte qu’elle mange un morceau de peau de poulet rôti par erreur. La terreur s’installe lorsqu’elle réalise son faux pas. Je sais ce qu’elle ressent, je l’ai vécu mainte fois. Personne ne peut comprendre le sentiment de panique totale de ce moment affreux du film. Moi, je le peux. J’ai vécu les crises d’angoisse et de larmes en regardant une salade verte. Le souffle se coupe, l’estomac se serre, les mains tremblent… la terreur est totale. Cela ne m’est plus arrivé depuis fort longtemps, mais la bête est là, aux aguets dans un coin de mon cerveau, attendant l’occasion de se montrer le bout du nez. Je suis ma pire ennemie. Lorsque j’ai revu cette fameuse scène du reportage plusieurs années plus tard, j’ai eu la même réaction que la première fois : « Non! », ai-je envie de crier à l’héroïne sur le point d’avaler un poison mortelle, comme Blanche-Neige mordant à belles dents dans la pomme offerte par la méchante reine. La jeune fille du reportage ne s’endort toutefois pas tout doucement en attendant le baiser du prince charmant… elle va vomir dans les toilettes, complètement terrorisée. La vie est rarement un conte de fées.

Je pourrais dire que l’amour et l’envie d’être normale m’ont en quelque sorte sauvée. Sortir de ce royaume maudit que fut la polyvalente fut également un facteur non négligeable. Cependant, peu importe où j’allais, je n’étais jamais populaire. J’avais fait tout ça pour rien. Ma santé physique était hypothéquée à jamais, mon équilibre mental était juché précairement sur la routine du quotidien et un sentiment d’échec perpétuel s’installa, perché comme une cerise sur le sundae de ce désastre semblable à du cyanure : inodore, incolore, mortel. Le désir de me faire aimer de mes pairs augmenta au même rythme que les revers relationnels. Les montagnes russes émotionnelles continuèrent et je tentai de me faire accepter à tout prix : le gym, les 5 à 7, les discothèques, les beuveries, et les parties privées qui tournent presque à la débauche.

Près de dix ans passèrent. Un jour, sans ne plus vraiment l’attendre, je rencontrai à nouveau l’amour, le vrai cette fois. Celui qui m’apprendrait qu’il ne sert à rien de chercher à tout prix à devenir quelqu’un que je ne suis pas : une femme sociable acceptée de tous. Je fus toujours une solitaire, quelqu’un qui prend plaisir à regarder des films et lire des livres. Je n’ai pas besoin d’avoir une vie extraordinaire : il y a des personnages sur pellicule et sur le papier qui sont des substituts suffisants. La rage et le sentiment d’échec étaient cependant toujours présents malgré tout ce que je possédais. Je voyais le verre à moitié vide au lieu de le voir à moitié plein.

La solution à nos problèmes arrive rarement au moment où l’on en a besoin. On a beau se tenir debout, les bras en croix, en criant « Viens, je t’attends! », rien n’y fait. Le salut fait en général son apparition avec grand fracas, comme un éléphant entrant en trombe dans un magasin de porcelaine. Pour moi, le tout s’est matérialisé sous forme d’inspiration durant un de mes nombreux voyages solitaires en voiture. Une histoire s’imposa à moi, et je décidai de m’y atteler sans attendre. Cela devint une obsession, mais une à laquelle il était inutile de tenter de résister. J’avais des choses à dire, et surtout, des sentiments à exprimer. Je pris trois ans à coucher sur papier un roman de science-fiction qui me permit de réaliser que j’étais capable de mener un projet positif à bien. Pas besoin de psychologues ou de médicaments lorsqu’on a la chance d’écrire. Bien que mes histoires soient fictives, mes personnages portent tous une petite partie de mes stigmates en eux : la peine, la rage, le désespoir, la vengeance, la violence… mais aussi l’amour et l’espoir. Je sais par expérience que je peux réussir ce que j’entreprends, j’ai toutefois payé cher cet apprentissage.

J’avoue en toute honnêteté que les médias sociaux m’ont permis de prendre une douce et méchante revanche : certaines de ces reines du passé ont perdu leur couronne en cours de route et sont tombées de leur trône royal. Elles vivent maintenant dans les bas-fonds de leur fief, léchant leurs plaies comme des chiens galeux. Je prends parfois un malin plaisir à lire leurs déboires et à en rire intérieurement. Ce n’est pas empathique, c’est même bas. Très bas. Je ne suis pas parfaite. Je n’ai jamais dit que je l’étais d’ailleurs. C’est tout simplement la vie au sein du royaume désenchanté qu’est le nôtre.

La graphie rectifiée est appliquée à ce texte.

Nouvelle : Viande hachée

Viande hachée

**** AVERTISSEMENT : Langage pour public averti. Descriptions graphiques pouvant ne pas convenir aux cœurs sensibles. ****

Ces satanés trous de serrure… ils nous montrent ce qu’on veut bien y voir. J’y ai vu des trucs, mais ma grand-mère n’y apparemment rien aperçu. Un trou de serrure magique, sélectif. Plutôt de l’aveuglement. Qu’ai-je entraperçu, vous demandez-vous, à travers ce minuscule trou de métal brossé, encastré dans une vieille porte de la ferme de mes grands-parents ? Cette porte était pourtant identique aux autres, à la différence qu’elle portait la mention « Léa » écrite en rose sur une petite plaque de bois bordée de papillons en papier. Lorsque je repasse les films de ces visions volées à la nuit, ils ont la forme d’un triangle surmonté d’un cercle.

C’est le cri étouffé qui m’a réveillé. Était-ce simplement un hibou dans la nuit, les réminiscences d’un cauchemar dont je ne me souvenais déjà plus, les ronflements de mon grand-père ? Je l’entendis à nouveau. C’était peut-être Léa qui faisait un cauchemar ; elle en faisait beaucoup depuis la mort tragique de nos parents (comme si le mot « mort » n’allait pas toujours avec « tragique »… quel beau pléonasme). Je m’approchai à pas de loups, tentant de ne pas faire craquer les vieilles planches de la maison centenaire, et collai mon œil sur le trou sans clé (il n’y avait que le garde-manger qui en avait une, bien gardé dans la poche du tablier de mamie). C’était la pleine lune, et la lumière de l’astre illuminait la chambre par la fenêtre sans rideau. Elle avait la caresse de la lune et moi l’arrogance du soleil… j’aurais préféré le contraire afin de pouvoir faire la grasse matinée. Au fond, quelle en aurait été l’utilité puisqu’il avait les œufs à ramasser, les vaches à traire, les cochons à nourrir… mais je m’égare, je tente de retarder le moment de vous en parler, de me rappeler, de voir, encore et encore.

Donc, par la petite ouverture, j’entrevis tout d’abord la jambe de Léo, ensuite celle de mon grand-père. J’étais confus. Je tournai encore un peu la tête, tentant de comprendre ce que je voyais : papi était étendu sur Léa. Il lui tenait le visage enfoncé dans l’oreiller et il bougeait au-dessus d’elle. Je n’y ai bien sûr rien compris… À cinq ans, c’est normal. J’ai cru… je ne sais pas quoi exactement. Je courus réveiller ma grand-mère, pensant qu’elle pourrait les aider, peu importe quel était leur problème. Parce qu’il y avait assurément un problème quelque part. La nuit on dort, on ne joue pas à saute-mouton. Au pire, on les compte pour s’endormir, sans plus. Grand-mère regarda à son tour, et me dit, après un soupir par le nez : « retourne dans ta chambre Benoit. Oublis tout ça. ». J’ai compris… beaucoup plus tard. Grand-père était en train d’enculer vigoureusement Léa. Mille pardons ! Je vous choque par mes propos trop crus pour vos chastes oreilles ? Je pourrais, bien sûr, être plus diplomate et dire « sodomiser », mais lorsqu’un homme de soixante ans introduit son pénis de force dans le rectum de sa petite-fille de dix ans, c’est de l’enculage pur et simple, n’êtes-vous pas d’accord avec moi sur ce point ? Où en étais-je déjà ? Ah oui, le fameux soir. Je tentai bien d’interroger ma sœur sur le sujet le lendemain, mais elle éclata en sanglots en me disant de fermer ma grande gueule. Je fus choqué : elle ne m’avait jamais adressé la parole de cette façon. Je me retournai, la gorge serrée, et me promis de ne plus jamais mentionner quoi que ce soit. Je l’aimais trop pour qu’elle me haïsse en retour. Même lorsque je saisis enfin ce dont il avait été question, plusieurs années plus tard, les images en trou de serrure gravée à toujours sur ma rétine, je ne pipai mot. J’ai tenté d’oublier, comme elle semblait avait fait et, surtout, comme elle me l’avait ordonné. C’est si petit un trou de serrure, j’aurais pu mal voir… des dizaines de soirs. C’est à l’overdose fatale de Léa, qui se vendait comme une sale marchandise pour avoir sa dose qui lui ferait tout oublier pour quelques heures, que j’ouvris enfin les yeux.

Ce qui m’amène à mon dévouement des deux derniers mois à m’occuper de mes grands-parents sur leur ferme (presque vide d’animaux maintenant, la santé des octogénaires n’étant plus trop au rendez-vous). Je suis debout face à papi, une pince à linge sur le nez, en train de lui faire manger sa viande hachée. Pourquoi la pince ? C’est qu’il baigne dans ses excréments, son urine et son sang depuis quelques jours maintenant. Il ne peut pas aller aux toilettes puisqu’il est attaché, nu, sur une vieille chaise en bois au milieu de la cuisine. L’hygiène n’est plus au rendez-vous ; c’est ça la vieillesse, je suppose. Je le regarde vomir une autre portion de viande et, à l’aide d’une cuillère et de toute ma patience, je ramasse la substance sur son torse et son menton et la lui remets dans la bouche. Comme on le fait à un bébé de quelques mois. Si à la naissance on savait qu’on finirait notre vie comme on l’a commencée, merdeux et baveux, on ne perdrait peut-être pas tant de temps à apprendre à se mettre propre. Il n’est pas question que le vieux gaspille le repas que je lui ai préparé de mes blanches mains. Mes grands-parents détestaient le gaspillage de nourriture lorsqu’on était enfant, au point de m’avoir laissé poireauter à la table de la cuisine, du souper jusqu’au déjeuner le lendemain matin, devant des rognons répugnants. Maman avait une cuisine raffinée… mais un accident de la route nous a parachutés chez nos aïeuls. Si au moins papa s’était pas fait sauter la cervelle par désespoir. Pfiou ! Mélancolie, quand tu me tiens.

Où en étais-je ? Ah oui : Grand-père étant déjà à moitié gaga, j’ai commencé par grand-maman. Il faut punir les enfants qui ont été méchants, non ? J’ai donc pris une cuillère — eh oui, la même que celle que je tiens actuellement à la main — et je lui ai lentement insérée au-dessus de l’œil en pressant jusqu’à ce que sa peau ridée et séchée se brise. J’ai continué mon chemin en poussant légèrement vers le bas afin de détacher son globe oculaire du nerf optique.

« Mamie, arrête de bouger ! Je l’ai crevé, là… »

L’humeur aqueuse se mêla au sang et aux larmes ; c’était d’un gâchis sans nom. Moi qui voulais les mettres dans un joli bocal, c’était raté maintenant. Je déteste exécuter une tâche minutieuse dans un environnement non propice. Leurs cris m’ont donné une de ces migraines ! Au fait, retenez vos récriminations outrées : je vous rappelle que ses yeux étaient déjà défaillants à l’époque : elle n’a rien vu par le trou de la serrure. À quoi bon les garder alors ? Papi dans sa chaise, criant et pleurant toutes les larmes de son corps, se débattant comme un diable dans l’eau bénite. Quel comédien celui-là ! Il se foutait bien de sa très chère épouse lorsqu’il baisait ma sœur, soir après soir. J’ai essayé de lui faire avouer la vérité à l’aide de quelques taloches, mais la seule réponse intelligible que j’ai reçue fut : « Heu… Léa ? Qui est-ce ? » J’aurais dû me réveiller et agir avant son Alzheimer, ça aurait été plus drôle… enfin, plus si-gni-fi-ca-tif (je vois bien que vous me détestez déjà ; je ne vais certainement pas en rajouter avec des mots inappropriés !).

Malgré le mal de caboche qui me tenait, je n’en avais pas terminé avec la pécheresse. Après les yeux, ça allait de soi : la langue. La vérité, elle ne l’avait jamais dite de toute façon. À quoi bon garder un organe qui ne sert à rien ? Je pensais pas qu’une langue (même de bois !) saignait autant. Elle s’est malencontreusement étouffée dans son sang. Quelle idée aussi de s’évanouir la tête en arrière ; quelle stupidité de sa part. Elle était morte à mon retour du ciné. Eh ! Oh ! J’ai tout de même droit à une vie ! Je m’occupe d’eux gratuitement, alors vous repasserez pour la culpabilité les amis. J’ai tout de même droit à une pause divertissement de temps à autre… j’ai même rencontré une de ses petites dames, je ne vous dis pas. Dans le domain de l’éducation, comme moi. Je dois d’ailleurs la rappeler lorsque je retournerai en ville. Mais, bon, assez potiné ! Retournons à nos deux oiseaux rares.

Le vieux maintenant. Vous croyez que je lui ai coupé la queue, hein ? Eh bien… oui. Je l’avoue, c’est cliché. N’empêche que c’était le gros péché de l’histoire (ou plutôt, un petit péché tout mou et rabougri). Au moins là, il n’aurait plus de fuite urinaire. J’ai bien pensé à lui enfoncer un truc dans le cul, pour faire bonne figure, mais je dois avouer que je trouvais ça dégueulasse. Il était déjà plein de merde… pas envie d’y mettre les mains, même si je le lavais à l’aide du boyau de jardin. Et feu mamie là-dedans, vous demandez-vous ? Je l’ai découpé avec une scie à main… une tronçonneuse aurait plus adéquate, mais on fait avec les moyens du bord. Rassurez-vous, je ne l’ai pas fait devant lui, mais bien dans la grange… il y a une limite à tout saloper ! Quelle besogne astreignante, je vous dis pas ! J’en avais partout. C’est une chance que la vieille auge était encore là, parce que ça suinte des viscères. Je suis retourné à la maison avec les fragments dans un sac à déchet, et je me suis installé au comptoir face à lui afin qu’il ne manque pas tout du spectacle. J’ai pris soin de détacher la peau parcheminée de la chair à l’aide d’un petit couteau à dents. Ça ne fait pas des masses une vieille mamie toute chétive, je vous le dis. Pas un festin pour vingt, ça, c’est certain. J’ai ensuite passé les morceaux au hachoir électrique. Enfin, un équipement moderne et performant ! J’ai toutefois dû séparer la chair des os ; ce n’était quand même pas d’une qualité industrielle ce truc. Je me suis servi un petit verre de rouge, trouvai un poste de jazz et je m’attelais à apprêter cette belle viande rouge, plein de fer. Ça manque parfois de minéraux essentiels ces vieux débris. Qu’est-ce que vous pensez ? J’allais quand même pas lui faire manger de la viande crue, je suis pas un monstre ! Et c’est là que le vieux fou ingrat s’est mis à me vomir dessus. Moi, je lui cuisine un truc délicieux et lui il me fout tout sur le plancher en guide de remerciement. J’avais même pris la peine de mettre des petits morceaux d’oignon et un soupçon de coriandre.

« Là, t’es content ? Je donne tout aux cochons alors ! »

Ce n’est pas moi qui boufferais les restes de ça, il y a des limites à tout ; je suis végétarien depuis plus de trois ans, presque une religion. De toute façon, si ça va aux porcs, c’est comme un retour à la terre au fond, non ?

***

Désolé pour la pause, j’étais plus capable de ses cris et ses pleurs, comme s’il ne méritait rien de sa punition. Et moi les coups de ceinture sur le popotin, je les méritais toujours tu crois ? Bah, je l’ai mis avec les cochons finalement ; entre frangins, ils devraient s’entendre, non ? Blague à part, vous pouvez peut-être me dire : est-ce que ça mange des animaux toujours vivants ces bestioles-là ? J’aurais bien vérifié sur l’Internet, mais bon, il n’y a pas de réseau dans ce coin perdu. Au cas où, je lui ai cassé les deux bras et les deux jambes avec une petite masse que j’ai trouvée dans la grange. Il ne fallait tout de même pas qu’il se sauve à travers champs : il aurait pu tomber sur de pauvres enfants et les traumatiser pour le reste de leur vie. Je devrais peut-être garder la baraque et en faire un foyer pour personnes âgées : je crois que j’ai quand même la fibre, non ?

Bon là, c’est bien beau s’amuser et prendre soin de ses vieux, mais j’ai mon nouveau boulot qui commence lundi : éducateur en garderie. J’ai tellement hâte ! Je sais que je suis la personne parfaite pour m’occuper de jeunes enfants avec amour et attention, et, surtout, aider à leur éducation.

Il faudra d’ailleurs que je les mette en garde contre les trous de serrure : ils ne dévoilent pas toujours la vérité et, un jour, ils peuvent vous trahir.

FIN

* La graphie rectifiée est appliquée à ce texte.

Nouvelle : Le fourgon

le-fourgon

Deux-millions-cinq-cent-mille dollars. Cent-mille tomates pour chaque année perdue à vivre en cage. Désolé de notre erreur, passons à un autre appel. Merci, bonsoir. Il ne s’agit pas ici d’une lamentable gaffe sur une vulgaire facture de téléphone. Est-ce que vous savez ce qu’on fait en prison aux hommes qui, comme moi, sont condamnés pour le viol et le meurtre d’une belle fillette de huit ans? Pas à ceux qui plaident coupables en disant qu’ils sont malades, que ce n’est pas de leur faute. Eux, ils sont gardés en retrait. Ils sont r-e-p-e-n-t-a-n-t-s. Comme si c’était suffisant. Justifiable. Non. À ceux qui crient haut et fort qu’ils n’ont rien fait, qu’ils sont innocents? On les attend à chaque détour et on les bat… s’ils ont de la chance. Je n’ai jamais été chanceux. Moi, j’avais droit au spécial de la maison : enculages en série jusqu’à je ne puisse même plus chier. Vingt-cinq ans à servir de ghesha et à sucer comme une sale pute de bas étages pour avoir le droit de respirer un jour de plus. Je me demande parfois pourquoi j’y tenais tant à cette vie de chien. Pendant qu’on me défonçait le cul, je ne pouvais que penser à elle. Louise St-Denis. Je l’appelle plutôt Louise Sans-Génie. C’est sans gêne que je peux maintenant dire « vive le cancer généralisé ». Grâce à lui, Louise la salope a avoué l’inavouable sur son lit de mort, histoire de libérer sa très chère conscience; elle avait menti, il y a vingt-cinq ans de ça… une éternité pour certains, un battement d’ailes pour d’autres. Un petit bobard pour se rendre intéressante et avoir l’attention du beau petit détective. Elle en avait récolté quelques baises, vite oubliées; lui, une belle promotion. Un aveu, un test d’ADN (vive la science) et hop, me revoilà à l’air libre. Multimillionnaire dans les poches. Un bagage de misère sur le dos. Fuir. C’est ma seule pensée. Viscérale. M’effacer de cette société qui a tenté de m’oublier en me mettant en cage. La solitude. La forêt. Mon vague à l’âme, une tente, un bon feu et mes idées noires. Pouvoir dormir enfin sans peur après un quart de siècle de terreur.

***

— Wow! Qu’est-ce que c’est ça le père?

— Ta future maison pour l’année à venir mon gars! D’accord, ce n’est pas un Westfalia, mais je vais être capable de l’équiper tout comme si c’en était un.

Patrick n’en revenait pas! Lui et Stéphane avait prévu un road trip d’un an vers l’Ouest canadien. Une petite voiture usagée, des tentes jusqu’à l’hiver, de petits boulots durant la saison froide pour se payer un trou quelque part. Ce ne serait pas facile, mais c’était l’aventure d’une vie. Et là, son paternel lui faisait la surprise d’un véhicule certes non conventionnel, mais parfait pour eux. Il avait la gorge bloquée par l’émotion.

Normand avait la larme à l’œil. Mécano de la vieille école, il était content de pouvoir enfin aider son fils à réaliser un de ses rêves, le premier d’une grande série espérait-il. Il lui aurait offert un château que son jeune n’aurait pas eu l’air plus heureux.

— Il reste juste à gratter le reste du logo et des bandes brunes et jaunes, une bonne couche de peinture blanche et l’affaire est ketchup!

— Ils auraient pu laisser les gyrophares, ça aurait été cool!

— Viens, on va aller acheter ce qu’il faut pour transformer ce beau petit panier à salade en un camper digne de ce nom!

Oui, la vie était belle. Il suffisait de saisir les opportunités lorsqu’elle se présentait et cette vente aux enchères de la Sureté du Québec lui était apparue comme par magie. S’il n’avait pas vu la petite annonce dans le journal local, il serait passé à côté de cette occasion en or. Il serra son fils contre lui, geste qu’il ne faisait pas souvent, et réalisa que son petit garçon était devenu un homme. La vie s’ouvrait à lui comme une fleur s’ouvre aux premiers rayons d’un soleil matinal encore timide.

***

La petite Juliette; blonde, douce, joyeuse. Un ange. Elle aimait les animaux. Elle voulait être vétérinaire. C’est ce qu’on a dit dans les médias. Moi, je n’en ai aucune idée. Je sais juste qu’on m’a accusé de l’avoir violé et sodomisé au point de laisser son pauvre petit corps de poupée dans un état proche de celui d’une tomate qu’on écrase à coup de pied. Morte au bout de son sang. « Oui, Monsieur l’agent. Le voisin, il promenait son chien dans le bois ce jour-là, à cette même heure! »… la salope de Sans-Génie. Beau cul sans tête. Aucun alibi. J’étais seul à la maison avec le fameux chien qui n’était pas en mesure de parler en ma faveur. De la terre sous mes souliers, des traces de sang sur une manche de chemise, une griffure sur ma main droite. J’étais devenu un monstre, un tueur d’enfants. Le roi ADN n’était pas encore né, la terre était du même sous-bois (où j’allais effectivement promener mon chien de temps à autre), le sang était le mien; une coupure bête avec une branche d’arbre. Griffure de la nature… pas celle d’un ange.

Le feu commençait à mourir… comme moi-même. Ma vie de servitude à servir de baise dépannage à de gros durs, qui tueraient pourtant le premier fif les regardant de travers, m’ayant laissé avec un bien beau souvenir, de ceux qui laissent votre système immunitaire à plat, comme une vieille batterie déchargée. Je me suis donc levé, lentement, comme un homme de deux fois mon âge, et saisit ma hache. Il fallait aller chercher du bois pour transformer les braises en belles grandes flammes orange, chaudes et puissantes. Si ça avait pu être aussi facile pour mon âme éteinte. L’alcool que j’ingurgitais n’était pas assez puissant pour rallumer le feu… il était juste bon à engourdir la machine.

***

Ça faisait maintenant près de quatre mois que Patrick et Stéphane se promenaient à travers le Canada. On ne voit jamais notre pays, on visite celui des autres. On oubli notre chez-nous : les plaines à perte de vue, les montagnes, les forêts, l’air pur. La liberté. Demain, ils allaient faire le tour du Lac Louise, la raison d’être première de ce grand projet. Les deux jeunes hommes trouvèrent un terrain de camping à près de quatre kilomètres de ce miroir des montagnes. En ce mois d’octobre, l’endroit était presque désert, il n’y aurait qu’eux et leur jeunesse, leurs aspirations, leurs bonheurs illuminant le « saladier », petit nom doux et affectueux donné à leur inusité véhicule. Ils sortirent et s’avancèrent un peu plus loin afin d’apercevoir le magnifique coucher de soleil entre les pics enneigés des Rocheuses. Comme eux, le soleil s’apprêtait à s’endormir pour mieux renaitre au matin. Promesse d’espoir.

***

À travers les troncs, je l’aperçus; vision d’horreur. Le fourgon. Ils avaient décidé de me remettre derrière les barreaux. J’en étais convaincu. Je vis les deux agents carcéraux s’avancer dans les bois. Sournois. Menaçants. Je ne pouvais pas y retourner. Jamais. Les halètements dans mon dos, le foutre dans mon cul et dans ma bouche. C’était trop. Je devais me protéger et faire tout ce qui était en mon pouvoir pour survivre. C’était le bon mot. Survivre à l’opposé de vivre; ça, c’était de l’histoire ancienne. Un verdict de culpabilité avait détruit ce concept de ma piètre existence. J’avançai derrière eux, ma hache sécurisée entre mes deux mains, moites et tremblantes. Ne plus penser. Agir. Ils ne se rendirent compte de rien… ou presque. Je l’espère. Je continuai à frapper comme s’ils n’étaient que de vulgaires troncs d’arbres que je devais réduire en petit bois pour mon feu mourant. La colère de toutes ces années d’abus, de cette injustice, crachée à l’aide d’une lame bien affutée. Je regardai soudainement mes deux ennemis et remarquai leurs parkas, leurs jeans. Leurs visages… il m’aurait été difficile d’en déduire quoi que ce soit, il n’en restait rien. Je me retournai vers le fourgon : il en avait la forme, mais pas de « police » écrit comme une accusation, une menace, pas de gyrophares sur le toit. À l’intérieur : deux lits de camp, un petit comptoir, un frigo, un réchaud. Après un quart de siècle à clamer mon innocence, j’ai finalement tué. Je suis devenu un monstre. C’est de votre faute.

***

Normand voulait mourir, là, sur place. La SQ devant sa porte. L’annonce qu’il avait envoyé son enfant à la mort. Un cadeau empoisonné. Le tueur s’était pendu. Mince consolation. Il avait laissé une lettre… Normand n’écoutait plus. Aucune excuse ne pourrait soulager la douleur qu’il avait au corps. Il rentra comme un automate à l’intérieur et alla vers son armoire de chasse. Il saisit son fusil. Un coup. Libération. Une conne en mal de sensation avait détruit quatre vies. Et l’assassin de la petite Juliette dans tout ça? Aucune importance; il n’y a plus de justice de toute façon. Le monde est devenu fou.

FIN

* La graphie rectifiée est appliquée à ce texte.

Nouvelle : L’anniversaire

lanniversaire

Aujourd’hui, c’est mon anniversaire. Un beau gros quarante ans tout rond, tout dodu et en santé. Le fameux nombre maudit que toute femme redoute au plus haut point. Pas moi. Enfin, je ne le crois pas. Est-ce que ça me tombera dessus comme une tonne de brique dans quelques jours ? Peut-être, qui sait.

Il fait soleil et il fait chaud (c’est généralement pluvieux et frisquet en cette date mémorable) ; pourquoi broierais-je du noir, comme une veuve tissant son propre linceul ? Assise sur le divan au salon, je fais semblant de lire. Pourquoi cette supercherie, me demanderez-vous ? C’est que j’espionne mon tendre époux. Il gambade comme un petit garçon en installant les décorations pour mon anniversaire. Il veut que tout soit parfait pour cette journée importante pour moi, pour la visite qui prendra la peine de faire quelques heures de route pour venir fêter avec nous dans notre coin de paradis perdu. « Paradis » est peut-être un bien grand mot. Disons donc seulement « coin perdu » pour les besoins de la cause.

Habituellement, les couples qui sont ensemble depuis plusieurs années ne font pas de cas des anniversaires. On ne décore plus, pas même d’une petite banderole « bonne fête », et l’on ne se donne plus de cadeaux. On est toujours déçu de toute façon, l’autre ne nous connaissant pas assez. Plus assez. On se concentre sur les enfants et les petits-enfants, se disant que c’est eux notre vie maintenant. Pour mon mari et moi, c’est différent. On aime donner, mais on ne fait pas de fausse modestie : on est également heureux de recevoir. On a de la difficulté à se retenir pour s’offrir nos cadeaux le jour de la fête ; on en garde toujours un ou deux à ouvrir la veille de l’évènement. De vrais gamins !

C’est ça les gens sans enfants. On ne devient jamais adulte. Il nous manque une variable, celle pour laquelle nous sommes censés exister : la progéniture. Ce n’est pas ma perspective personnelle, vous savez. J’ai discuté avec d’autres couples sans fondement, sans but. Comme nous, ils ont des animaux au lieu d’enfants (on a tout de même un instinct à assouvir !). Nous avons le syndrome de l’imposteur. On s’en va vivre en appartement, puis on achète une maison. On a beau avoir un travail, une vie sociale, rien n’y fait. On joue un rôle : celui de l’adulte. On se sent comme lorsqu’on était petit et qu’on jouait au père et à la mère. Que ce soit à trente, quarante ou cinquante ans, notre évolution n’a pas suivi son cours normal, on se sent toujours imposteur. Emberlificoteur. Trompeur. Nous avons sauté une étape cruciale dans notre développement : celui de créer la vie et d’en prendre soin.

On sait très bien qu’on est adulte et qu’on vieillit (on n’est pas idiot tout de même !). Toutefois, c’est facile de l’oublier. On constate le triste résultat des années sur notre gâteau d’anniversaire et sur les cartes. Cet inconfort ne dure qu’une journée ou deux puis on oublie, on met tout ça de côté. Avec un peu de chance, on a assez bien entretenu la peau de notre visage afin que les traces du temps ne soient pas trop apparentes. C’est ce qu’on espère en tout cas. On ne regarde pas trop de photographies du passé dit « récent », celui qui ne date pas de notre enfance ou adolescence. On tourne ainsi un œil aveugle vers cette preuve indéniable qu’on ne vit pas dans une réalité alternative où notre existence se serait arrêtée lorsque nous avons pris la décision de ne pas devenir adultes, de ne pas faire notre devoir d’humain.

Vous trouvez que j’y vais fort ? Pas vraiment. On nous a déjà déclaré que notre vie en tant que couple n’avait pas de but, pas d’objectif. Que nous ne servions à rien, quoi. On dit souvent que la vérité sort de la bouche des enfants ; c’était le cas cette fois-là également. Ce n’était pas méchant, seulement une constatation platement exprimée. Les ridules ne sont donc pas trop au rendez-vous, les fils gris s’étant emparés de notre chevelure sont simples à cacher : un petit dix dollars à la pharmacie et on oublie ce désagrément toutes les quatre ou cinq semaines. Camouflage. Comme par magie, on redevient jeune. De toute façon, ne dit-on pas ces jours-ci que le gris est le nouveau blond ? Pour les jeunes peut-être ; sur nous, ça fait juste « vieux ». On s’examine, on se laisse pousser la frange pour cacher cette vilaine ride transversale et hop, on est presque neuf ! On se maquille plus soigneusement les yeux afin d’attirer le regard des autres sur les portes de notre âme au lieu du cadrage défraichi. Comme le disait si bien Dalida : « J’ai mis de l’ordre à mes cheveux, un peu plus de noir sur mes yeux ». Avec ça, on oublie facilement qu’on a le double de l’âge que notre cœur ressent.

Ce n’est pas que les femmes avec enfants soient moins jolies que les autres. Au contraire. Elles suivent les vagues du temps, et subissent parfois les affres des vents violents du large. Elles vieillissent avec leurs enfants, elles suivent le mouvement du monde. Pour chaque nouvelle année ou nouveau centimètre que gagne la prunelle de leurs yeux, leur raison d’exister, une petite ride de joie ou d’inquiétude décore leurs visages, comme une médaille. Chaque souci, chaque tracas que leur précieuse progéniture leur fait vivre est comme un petit morceau de cœur qui s’envole au loin, au gré du vent. Chacune des peines que le fruit de leurs entrailles subit leur enlève une parcelle de vie. Elles sont comme le cuir de qualité d’un manteau bien taillé : la couleur ternie, la surface se craque, mais la douceur est toujours au rendez-vous, la beauté de la peau qui a rempli sa fonction avec brio : protéger.

J’observe d’un œil mon mari passer à côté de moi, un sourire espiègle sur le visage, et je ne peux m’empêcher d’éclater de rire. Ah oui, c’est vrai : aujourd’hui, c’est mon anniversaire. Il s’éloigne et mon regard s’envole vers l’extérieur, vers le soleil du printemps qui verdit la pelouse jaunie par un hiver rigoureux. Mon sourire s’efface lentement. Je revois ma mère assise dans son fauteuil, un verre de vin rouge à la main et une cigarette entre les doigts. Elle vient de passer le cap de la quarantaine et elle chante avec Ginette, les yeux brillants et un trémolo dans la voix : « … et si mon miroir se ride, s’il se fend d’un lent suicide, c’est pour dire, pour crier en mille éclats de voix, que j’ai encore la moitié de ma vie devant moi… ». Elle ne le savait pas, mais il lui restait à peine vingt ans. Deux décennies à souffrir pour les autres… à cause des autres. Vingt années à mourir à petit feu à essayer d’absorber les peines et les déceptions de ses enfants, de sa famille.

Lorsque je pense aux dernières années, je dois avouer qu’elles sont passées comme l’éclair. Je sais, c’est cliché… qu’importe. Je m’imagine l’existence d’une mère qui, en plus de sa propre réalité et des saloperies que la vie ne manquera pas lui jeter à la figure pour lui signifier que les années s’accumulent, doit en plus avoir comme témoin silencieux des êtres provenant de son corps, de sa chair. Ils grandissent, vieillissent, ont eux-mêmes des enfants. Cette femme accomplie n’est pas pour autant malheureuse ou jalouse de celle qui n’a pas exécuté sa fonction humaine, de celle qui ne se sent pas adulte. Pas plus que cette éternelle jeune femme dans l’âme n’envie l’accomplissement de l’autre. La plupart du temps en tout cas. Quand on ne lui rappelle pas que son existence est futile.

Combien d’années me reste-t-il ? J’ai un sentiment d’éternité qui vit en moi ; il provient très certainement de cette impression de jeunesse perpétuelle de l’humain qui n’est jamais devenu vraiment adulte. Nous sommes des Peter Pan. Non, c’est faux, Pan avait également la jeunesse du cœur. Nous sommes plutôt des Dorian Gray : nous avons signé un pacte avec les ténèbres afin de survivre à l’attaque du temps. Nous agissons comme si nous étions immortels, mais, au fond de nous, la vérité nous hante. Un jour, nous ne pourrons plus nous observer dans la glace sans fendiller notre miroir. Je crains le moment de lucidité où je me regarderai pour enfin apercevoir celle que je suis devenue. J’ai parfois peur de me réveiller de ma torpeur et de réaliser que les rides se sont installées, que le cœur s’est fatigué, et ce, sans l’aide d’un enfant pour m’user. Je crois que c’est encore pire de constater tout ce ravage à un point éloigné dans le temps au lieu de l’avoir subi petit à petit, sans m’en rendre compte, en vieillissant avec mes enfants.

— Ils sont arrivés !

Je regarde ma douce moitié s’élancer vers la porte et je ferme mon livre, que je ne lisais pas de toute façon ; je préférais me morfonde un jour de fête. Je remets un sourire sur mes lèvres et me lève pour accueillir mes invités. Dans deux jours tout au plus, j’oublierai ces sombres pensées. Je redeviendrai Dorian Gray… jusqu’au moment où la vie poignardera pour moi la toile de mon tableau maudit.

* La graphie rectifiée est appliquée à ce texte.

Nouvelle : Cinq degrés

Cinq degrés

Elle ne comprit pas ce qui se passait. En quelques heures, le monde était devenu sens dessus dessous. À l’ère où l’information se transmet plus rapidement que le virus du rhume, les médias n’avaient pas été à la hauteur. Comment l’auraient-ils pu ? Les villes disparaissaient plus rapidement que la propagation de la nouvelle, avalées par la noirceur, un assaillant impossible à combattre. Implacable. Lorsque Nadia mourut, tranchée par un éclat de verre géant provenant de l’édifice sous lequel elle courait pour tenter de se mettre à l’abri, elle ignorait toujours la cause de ce chaos. Son corps se sectionna si vite qu’en tombant au sol, elle ne réalisa même pas qu’elle était déjà morte. Elle eut le temps de voir, à moins d’un mètre de son visage, les deux tiers inférieurs d’elle-même, coupés de la clavicule droite à la hanche gauche. Un sanglant dernier battement de cœur, et elle ferma les yeux pour toujours. Elle s’éteignit sans même réaliser qu’elle était à l’origine de cette catastrophe planétaire. Elle n’était pas la seule coupable… mais elle en était en quelque sorte le Ground Zero. Il n’avait suffi que d’un petit détail… et de cinq poignées de mains virtuelles.

Tout avait commencé un an plus tôt. Nadia venait tout juste de s’assoir à son bureau du CERN, un café moka bien chaud à la main, lorsque son ordinateur bipa, demandant l’entrée d’un nouveau mot de passe. Tous les quinze jours, ça devenait ridicule à la fin ! Elle était en manque d’imagination totale et décida d’exceptionnellement le noter sur un bout de papier, qu’elle collât négligemment sous le clavier. Devant entrer son code vingt fois par jour, il serait vite mémorisé. Toutefois, Nadia oublia de détruire cette clé informatique à la fin de sa journée de travail, dérogeant ainsi à la stricte politique de l’organisation. Elle détruisit l’indésirable le lendemain… mais il était déjà trop tard.

Mikaël était à son premier jour de travail au centre de recherche. D’accord, ce n’était pas l’emploi du tonnerre, mais ce boulot de vide-poubelle de nuit le comblait. Il avait la paix. Il tenta toute la nuit de repérer un mot de passe lui permettant d’ouvrir les portes informatiques du CERN. Un hacker récemment rencontré sur le web lui avait dit pouvoir traverser toute protection d’accès réseau pourvu qu’il eût au moins un mot de passe valide. Mikaël en était à la moitié de sa nuit, et ne croyait plus trop tomber sur quelque chose d’intéressant, lorsqu’il retourna machinalement un clavier et dénicha la perle rare. Il survola les alentours du regard et trouva la plaque d’identification de l’infortunée employée : Nadia Bahon. Il détacha la manche de sa chemise, prit un stylo et inscrivit l’information sur son avant-bras avant camoufler le tout. Il ne pouvait plus attendre de finir cette fructueuse journée de travail !

Benjamin travaillait pour un cabinet d’avocat comme technicien aux TI. Il ne pouvait pas croire que ses études l’avaient mené à un travail aussi minable. « Oui, Madame Untel, il faut cliquer à droite pour obtenir le menu. Non, Madame. Pas à la droite de l’écran, mais sur le bouton de droite. Oui, vous avez un bouton droit. » Pathétique. Comme passetemps et pour se prouver qu’il était encore vivant, il entrait par effraction sur des réseaux informatiques. Compagnies pétrolières ou pharmaceutiques, partis politiques, etc. Il en profitait de temps à autre pour glaner de l’information intéressante, et l’offrir contre rémunération sur des réseaux clandestins. Le trafic de renseignements était une activité plutôt lucrative. Lorsqu’un certain Mikaël lui avait dit travailler au CERN, Benjamin y avait vu une occasion en or de faire un grand coup. Il avait déjà essayé de s’y introduire, mais, sans un mot de passe valide et un nom d’usager, c’était impossible avec un réseau aussi crypté. Une fois les précieuses données obtenues de cet inconnu qui croyait qu’ils étaient maintenant les meilleurs potes du monde, le pirate à temps partiel s’amusa comme un petit fou à naviguer dans un des systèmes les plus convoités. Il copia tous les renseignements qu’il put trouver sur le collisionneur, même s’il ne comprenait pas le centième de ce qu’il lisait, et mit l’info aux enchères sur un des sites undergrounds qu’il fréquentait. L’attente fut heureusement courte, et il transmit tout ce qu’il avait pu obtenir à JOS171 en échange d’un beau gros transfert bancaire sur un compte aux Caïmans. Il pourrait désormais se payer le nouveau serveur informatique dont il rêvait depuis si longtemps. Oui, la vie était belle !

Joséphine avait l’air d’une gentille hygiéniste dentaire ; elle arborait même l’air d’une nunuche de première avec ses longs cheveux blonds, ses yeux innocents et sa conversation (très) limitée aux derniers potins des stars. Les apparences sont souvent trompeuses dit-on… c’était un réel euphémisme en ce qui concernait la belle Josie. Une chose que lui avaient bien fait comprendre ses nombreux changements de familles d’accueil : tu n’obtenais rien dans la vie à moins de manipuler les gens et de te retrousser les manches. Son petit réseau avait pris quelque temps à se développer, mais elle était maintenant en mesure d’acheter des renseignements de plus en plus chers et de les vendre pour des sommes dépassant ses espérances. Lorsqu’elle reçut le message de BEN358, elle n’en crut presque pas ses yeux : les plans du collisionneur ! Elle pensa tout de suite à un tout nouveau contact aux Émirats arabes unis ; il serait bien content de pouvoir obtenir une telle technologie. Quelques courriels et voilà : sa première vente à six chiffres. Joséphine ne pouvait pas croire sa chance. Elle jouait maintenant dans la cour des grands.

Abd Al-Kader avait trouvé le moyen de s’élever encore plus dans les sphères du souverain : les plans pour créer un accélérateur de particules. Avec les fonds quasi illimités du pays, ils pourraient très certainement devenir la plus grande puissance de la planète. Ils possédaient déjà le pétrole ; pourquoi pas un collisionneur de hadrons ? Sans l’éthique mal placée des pays industrialisés, ils pourraient même trouver d’autres utilisations. Abd Al-Kader manœuvra bien ses pions sur l’échiquier : en à peine douze mois, les Émirats avaient réussi l’impossible. Il ne restait qu’à attirer dans leur antre des scientifiques ambitieux. Les salaires faramineux seraient comme du miel pour les abeilles.

Mohammed Kabir savait que le roi désirait se débarrasser des scientifiques locaux pour engager des impures. Il était prêt à vendre l’essence même de son pays à des étrangers. Traitre. En fidèle musulman, Mohammed croyait fermement que le salut du monde entier était perdu. Il n’y avait qu’une solution : tout détruire afin d’assurer que les fidèles aient enfin la chance de rencontrer Allah. Un monde meilleur pourrait être créé. Par une nuit tranquille, Kabir retourna au centre de recherche sous prétexte qu’il avait du travail à terminer. Le temps étant de l’argent, ce n’était pas rare que des gens couchent même sur place afin de terminer un projet. Personne n’aurait pu se douter que le petit rat de laboratoire détenait autant de connaissances ; il avait toujours été sous-estimé. Par une manœuvre tout à fait hasardeuse, il réussit ce qui était apparemment impossible : la création d’un trou noir. Microscopique au début, il grossit rapidement, avalant tout sur son passage. Mohammed s’agenouilla et s’inclina : il les avait tous sauvés.

Sans le savoir, Nadia Bahon, petite employée sans importance au sein du CERN, avait cinq degrés de séparation avec Mohammed Kabir, un scientifique extrémiste. Une simple dérogation à une procédure de sécurité qui était des plus banales avait dérapé en la destruction complète du système solaire. Le trou noir dévora la Terre en moins de vingt-deux heures. Suivit la Lune, Vénus et Mercure d’un côté, Mars, Jupiter et Saturne de l’autre. Lorsque vint le tour du soleil, tout espoir de stopper le phénomène avait disparu. Il n’avait suffi que de cinq degrés.

* La graphie rectifiée est appliquée à ce texte.