Nouvelle – Une femme, une baignoire

Nouvelle - Une femme, une baignoire

— AAAAHHH !!!

Excusez-moi pour ce cri strident, mais comprenez-moi : la première chose que je vois en ouvrant les yeux est une femme couchée dans une baignoire ensanglantée. Il y a de quoi surprendre. Qu’est-ce que je fais là ? Je n’en ai aucune idée. À dire vrai, j’ignore qui je suis. Je sais seulement que je me trouve en présence d’une personne visiblement morte, et que je suis de sexe féminin (ça se ressent ces choses-là quand même !). Je regarde autour de moi, fébrile, mais étrangement sans prise sur la réalité, comme si elle m’échappait. J’entrouvre la porte de la salle de bain, et je jette un coup d’œil dans l’autre pièce. Un cri de douleur s’arrache à ma gorge en feu, et je me dépêche de mettre une main devant mes yeux : une lumière blanche aveuglante me brule littéralement la rétine et je sens mon mal de tête lancinant devenir vraiment grognon. Un lendemain de veille ? Possible. Très probable, même. Cela expliquerait cette situation plutôt inusitée. Je me retourne à nouveau vers ma compagne laiteuse et silencieuse pour me retrouver nez à nez avec une fillette assise sur le bord du bain, l’air ennuyé au point de s’ouvrir les veines, sans vouloir manquer de respect à la morte qui semble avoir fait la même chose. Je dis une fillette, mais c’est plus une étrange adolescente : deux lulus aux cheveux noirs méchés de mauve, du bleu nuit sur les lèvres, des paillettes violettes sur les paupières, une jupe de collégienne avec un haut blanc semi-transparent bordé d’un collet froufroutant, et chaussée de bottes à l’allure militaire. À bien y penser, elle ressemble à un personnage d’une bande dessinée asiatique.

— D’accord la freak, t’as fini de me dévisager comme si j’étais une curieuse bestiole ?

Je reste interdite : comment s’est-elle retrouvée là puisque je me tiens dans l’ouverture de la seule porte de la pièce ? La fenêtre ? Impossible, je l’aurais entendue pousser le store horizontal en métal. Je me mets les mains sur les hanches, en signe d’autorité (très mal assumée, croyez-moi !), et rétorque :

— Et toi ? Tu es qui et, surtout, comment diable es-tu entrée ?

— Gabrielle. Et puis, eh, prudence. On n’invoque pas Son nom en vain.

— Qui ça ?

— Lucifer, tu viens de le nommer.

Je baisse la tête pour échapper à son bizarroïde regard, à la fois perçant et blasé. Et c’est là que je le remarque.

— Bordel ! Je suis complètement nue !

Gabrielle lève les yeux au ciel en soupirant.

— Ben oui, Sherlock. Écoute, ce n’est pas que je m’ennuie… non, à dire vrai, je m’emmerde ferme, mais bon, j’ai d’autres transports à organiser pour finir ma journée, alors ce serait bien qu’on s’y attèle.

— À quoi ?

— Ben, à ton transport. Tu m’écoutes ou pas ?

Je suis de plus en plus confuse. Mon transport vers où ? La prison ? Cette femme dans le bain est visiblement morte et je suis nue. Donc je suis une lesbienne qui a tué son amante. Meurtre passionnel, MOI, qui l’eut cru ?

— T’as pas l’air d’une policière pourtant…

— Une policière… j’y crois pas. Il n’y en aura pas de facile pour les braves… La lumière. VA DANS LA PUTAIN DE LUMIÈRE !

Non, mais, c’est qu’elle s’énerve la bibitte ! Je me retourne craintivement vers le rayon lumineux, et une nouvelle zébrure de douleur me fend le crâne en deux. Je ferme un œil et je laisse l’autre à peine entrouvert, comme si ça changerait quelque chose.

— C’est quoi ? Un module de téléportation ? On est dans le futur ? Dans quel siècle ?

Gabrielle se tape le front avec la paume de la main.

— Non, mais, ce n’est pas possible ! Tu n’es pas dans un film de science-fiction à la fin.

— Mais cesse d’être cryptique BORDEL, j’ai un mal de crâne qui m’empêche de penser !

— Ce n’est pas hurler qui va t’aider. Il fallait arrêter de boire quand c’était encore le temps. Maintenant, tu seras nue et migraineuse pour l’éternité, c’est pas brillant.

Je prends une grande respiration. C’est comme un discours entre deux travailleurs de la tour de Babel ; quelque part, le message ne passe pas. L’étrange jeune fille se lève subitement, l’air résigné.

— OK, on va y aller à pas de bébé. Regarde-toi dans le miroir, et dis-moi ce que tu vois.

Par le fait de mon inaction, elle me prend doucement par les épaules et me retourne vers l’armoire de la pharmacie juchée au-dessus du lavabo.

— Heu… je ne vois rien.

— Ça devrait te parler, ça, non ?

J’ouvre soudainement de grands yeux avant de me plaquer une main sur la bouche pour ravaler un autre hurlement complètement inutile qui ne risque pas d’aider mon état actuel de toute façon.

— Mon Dieu ! Je suis un vampire, c’est ça ? Je viens de vider cette femme de son sang. Elle était droguée, ou bien un truc du genre, et je ne me souviens plus de rien. Tu es mon maitre créateur venu à ma rescousse, c’est ça ?

— Premièrement, il ne faut pas non plus invoquer Son nom en vain. Deuxièmement… peux-tu me dire ce que tu fais dans la vie pour avoir des idées aussi loufoques ?

— Je suis auteure.

— Tout s’explique…

Gabrielle se rassoit lourdement sur le bord de la baignoire, la tête entre les mains. Elle prend une grande respiration avant de relever un visage rouge ; la petite bête étrange est visiblement ennuyée.

— Je me demande bien ce que j’ai fait au bon D… à Lui, pour mériter le transport d’une telle illuminée ! D’accord… allons-y plus brutalement. Va vers la femme, et regarde-la attentivement.

Je tourne un œil inquiet en direction de la baignoire, une main sur la bouche. Je crois que je vais vomir. La gamine me pousse dans le dos sans ménagement ; elle commence à manquer de patience, mais je ne comprends rien à son histoire de fou. Je me penche avec hésitation vers le cadavre : des cheveux bruns attachés en chignon, des yeux fermés, une peau d’albâtre. C’est vrai qu’elle a un air qui m’est familier.

— Hum… si je suis sa maitresse, elle doit être mon amoureuse, non ?

— OK, là j’en ai marre. Tu t’es bourrée hier soir et tu as décidé d’aller prendre un bain… ensuite ?

— Est-ce que je peux m’habiller avant qu’on discute ? Je suis plutôt mal à l’aise, vois-tu.

— D’accord, maintenant que tu es vêtue, on peut continuer ?

Je penche alors la tête pour me regarder ; je porte une espèce de grande robe de soirée en satin rose bonbon, une boucle démesurée du même tissu nouée dans le dos.

— Mais, mais…

— Ne me demande surtout pas pourquoi tu as décidé de devenir le sosie de Diane Dufresne, je l’ignore. Estime-toi heureuse : tu ne vois pas le chapeau au moins. C’est violent pour la rétine.

— Je suis morte, c’est ça ?

Gabrielle lève alors les bras en l’air en guise de victoire, et effectue quelques petits pas de danse.

— Alléluia ! Maintenant, ferme les yeux et marche droit vers cette fichue lumière que je passe à un autre appel.

— Tu vas même pas me dire pourquoi je me suis suicidée? Tu es pire qu’une fonctionnaire du gouvernement. Un minimum de respect serait la moindre des choses.

— Tu t’es soulée, puis tu as décidé de prendre un bain pour finir ça en beauté. Tu es entrée trop vite dans la baignoire, tu as glissé, tu t’es ouvert la caboche sur le robinet et tu es morte au bout de ton sang. Tu y vas maintenant dans cette satanée lumière, ou quoi ?

— Mais, mais… c’est comment là-bas ? Est-ce que je vais passer par un genre de tribunal qui jugera si je vais en enfer ou au paradis ?

Gabrielle se laisse soudainement tomber la tête entre les mains. Lorsque, finalement, elle la relève, elle arbore un regard de résignation.

— Pour faire court, tu seras recyclée.

— Comme une bouteille de plastique ?

— C’est en plein ça. Tu seras en attente quelques secondes, comme lorsque tu patientes pour un agent du service à la clientèle chez le câblodistributeur, la musique poche en moins. Lorsque le prochain agent se libère, tu es alors transférée et, paf !, on recommence pour un nouveau tour.

— Et toi, tu n’as pas été recyclée ?

— Non, moi, je suis un ange déchu. Tu te rappelles mon avertissement concernant la non-invocation de certains noms ? Eh bien, j’ai pas écouté et me voilà à escorter des auteurs et des ivrognes vers une vie… disons meilleure. C’est comme un tirage au sort au bingo. N’importe quelle forme vivante, pas juste humaine.

— Beurk ! Je pourrais me réincarner en coquerelle ou en limace ?

— Non, ça s’est réservé aux politiciens et à leurs chefs de cabinet. Je crois que les auteurs sont envoyés dans des huitres.

Je ne pouvais pas croire que je finirais en soupe, ou assaisonnée de citron, glissant dans la gorge de quelqu’un. C’était dégoutant et cruel !

— Mais non, je blague ! Pour les auteurs, hein, pas pour les politiciens.

Gabrielle me pousse à nouveau vers la lumière ; la boucle démesurée de ma robe de satin rose s’accroche au cadrage de la porte. Je me retourne une dernière fois vers le corps… mon corps. La morte ouvre soudainement les yeux et tourne la tête dans ma direction. Je suis figée comme une biche prise dans le rayon des phares d’une voiture. Elle ouvre la bouche de façon démesurée, et commence à vomir de grosses mouches noires. Je tente de me dégager sans succès. Les insectes s’agrippent à mes cheveux, à mon chapeau, leurs bourdonnements à la limite du supportable. L’ange déchu se met alors à rire tandis que des insectes s’infiltrent dans mes yeux et ma bouche, et…

Je me réveille en sursaut. Je suis couchée dans mon bain, maintenant froid. Sur le rebord, un verre vide et une bouteille de vin qui l’est tout autant. Ciel ! Ce n’était qu’un vilain cauchemar. Je me redresse d’un trait et regarde autour de moi : non, il n’y a pas d’étrange jeune fille à l’allure de Punky Brewster sur l’acide. Je n’ose pas me lever, de peur de finir le crâne ouvert dans la baignoire. Je rampe donc littéralement hors du bain et j’atterris sur le tapis rose.

Tout en m’essuyant, je jure de ne plus boire une goutte pour le reste de ma misérable existence. J’enfile ma robe de chambre et avale deux comprimés. Soyons réalistes : je ne boirai plus de vin pour quelques mois… ou semaines… une semaine peut-être. Je m’apprête à sortir de la salle de bain lorsqu’une lumière blanche m’aveugle.

— NOOOON !

Je ris de moi-même, une main sur le cœur : ce n’est que les phares d’une voiture se reflétant sur une fenêtre. Le temps d’ouvrir le réfrigérateur pour me servir une eau pétillante, il ne reste plus rien, ou presque, de ce mauvais rêve et de ces promesses de sobriété. Demain est un autre jour ; ivrogne un jour, ivrogne toujours !

FIN

Nouvelle – Elle… un soir de décembre

Nouvelle - Elle... un soir de décembre

Elle caresse de la main le vieux gilet de laine qu’elle a enfilé machinalement. Celui de son mari. Il l’avait encore revêtu hier soir et son odeur flotte toujours, entremêlée amoureusement aux fibres ; une odeur musquée d’Old Spice. Il le porte toujours comme un talisman contre les mauvaises journées, contre la froideur humide de l’hiver. Il le portait. Couleur pers, comme ses yeux. Ce soir, elle a malheureusement le droit d’en réclamer l’utilisation, pour apaiser sa propre peine. Comme si c’était possible. Un droit d’usage aujourd’hui, demain et tous les jours horribles qui suivront. Une forme informe. Le chandail flotte sur son corps frêle, comme un étendard s’enroulant autour de sa hampe par grands vents. Ou plutôt, comme un linceul. Elle lève sa main droite pour essuyer une larme, mais elle arrête son geste à quelques centimètres de sa joue. Pourquoi tenter de cacher sa peine ? Est-ce si grave que le vide soit témoin de sa douleur ? Son regard s’arrête sur le petit accroc bordant l’ourlet de la manche. D’un doigt tout d’abord distrait, elle joue délicatement avec le minuscule trou. Ce n’est presque rien. L’avoir vu avant, elle l’aurait reprisé, non ? Sa propre négligence ? Elle ne voit maintenant qu’un immense gouffre béant et devient soudain hypnotisée, obsédée ; comme si cet accroc détenait les secrets de l’univers. À l’aide de son index et de son pouce, elle tire légèrement sur le bout de fibre qui dépasse, comme si défaire les mailles pourrait également effacer les dernières heures, réduire à néant ce moment horrible. Le bout de laine résiste à la torture de ses doigts et un sanglot lui échappe.

Son cœur veut sortir de sa poitrine. La douleur est physique, viscérale. Si elle pouvait mourir foudroyée, ce serait si simple. Juste là, et tout de suite. Libération. Ainsi, debout au milieu de la cuisine, elle ne sait plus quoi faire. Elle est atterrée comme un enfant lors de son premier jour d’école, qui se retrouve là, abandonné au milieu de la grande cour clôturée de grillages. On lui a enlevé ses balises, ses plans, son futur. Elle est un voilier au mat cassé au milieu d’une tempête. Que fait-on quand on vous a arraché le cœur, lorsqu’on vous l’a brutalement extrait avec des paroles ? Que fait-on de ces mots assassins qui vous hanteront jusqu’à la fin de vos jours ?

« Nous avons le regret de vous annoncer… carambolage monstre… plusieurs victimes… décédé… votre mari est décédé… »

L’ange annonciateur à la voix triste et désolé retournera à sa femme et à ses enfants ce soir, il les embrassera certainement un peu plus fort, mais sans plus. Sa sale mission est terminée, il a délivré son message de malheur. L’ange de la mort. Demain, ils ne seront devenus qu’une autre statistique routière. Un cas parmi tant d’autres. Presque banal.

Dans un état second, elle se dirige vers le petit cellier se trouvant dans le coin de la pièce et s’y penche avec une difficulté inhabituelle. Elle est soudain devenue très vieille. Elle veut attraper une des bouteilles du haut. Les bonnes. Pas celles de la semaine, non ; pas ce soir. Elle choisit celle qu’il avait sélectionné avec soin pour leur petit réveillon d’amoureux… dans seulement six jours. Comment choisira-t-elle son vin maintenant, sans lui ? Elle se bat contre le bouchon de liège, et une nouvelle larme lui échappe. Elle laisse la goutte d’eau de mer rouler librement sur sa joue. Que le vide aille se faire voir après tout. Ses mains tremblent et des gouttelettes de vin rouge tombent de sa coupe sur le comptoir ; le sang qui s’échappe de la blessure béante qu’elle a la poitrine, là où son cœur fut brutalement extrait. Elle regarde le devant de son gilet ; non, rien n’y parait. Et pourtant… la douleur est si vive.

Elle embrasse du regard ce qui l’entoure, comme si elle voyait tout pour la première — ou la dernière – fois. L’avenir ne sera plus le même. Rien ne sera plus pareil. Par-delà la fenêtre du séjour, elle regarde les flocons, un à un. Ils ressemblent à de petites boules de coton, dodues et moelleuses. Lorsqu’elle était petite par temps semblable, elle se couchait dans la neige pour faire l’ange. Vole, vole. Elle ouvrait bien grand la bouche pour avaler ces éphémères et majestueuses œuvres d’art miniatures. Uniques. Elle ferme les yeux et sent presque la caresse froide des flocons tombant sur son nez, sur sa joue. Béatitude. Innocence. De regret, elle ouvre les yeux. Un peu plus loin, elle aperçoit leurs cadeaux. Il y a quelques jours, ça avait été le joyeux rituel : un bon verre de vin, de la musique de Noël, qui jouerait à répétition durant tout le temps des fêtes, et comme des enfants, chacun dans leur pièce respective, ils se cachaient pour envelopper leurs cadeaux. Fous rires. Joie. Moments d’éternité.

Elle prend une gorgée ; le vin est bouchonné. Il n’est plus bon sans lui. Tout a perdu sa saveur. Aujourd’hui, c’est la première fois de tout. La première fois qu’il ne pigera pas son cadeau journalier dans le bas de Noël. Oui ; nous étions de vrais enfants. Et puis il y aura la première fois qu’elle ira se coucher seule en sachant très bien qu’elle ne se réveillera pas à ses côtés. Plus jamais. Le premier réveil, le premier déjeuner, la première journée sans sa présence. Ne plus avoir de but. Vivre comme un automate. Elle regarde les paquets scintillants ; elle caresse le papier festif du bout des doigts. Il n’ouvrira jamais son nouveau jeu vidéo, son nouvel ensemble de tournevis, sa boite de chocolats préférés ; noir intense, coulant dans la gorge. Soudainement, ses jambes ne la supportent plus ; elle s’effondre au plancher en hurlant son désespoir, ses entrailles, son âme. Sa coupe se renverse, se brise. À l’instar de sa vie, de son avenir. Tout devient noir.

Près de deux heures se sont écoulées depuis que l’ange de la mort est passé. Parties où ? Elle se le demande. Ses deux chattes sont enlacées sur le divan, dormant du sommeil du juste. Elle les regarde avec un doux sourire avant de prendre un air perplexe, confus. C’est étrange, puisqu’elles ne peuvent se supporter, au point où elles vivent dans des pièces séparées. La magie des fêtes ? Non, ça n’existe pas. Il est trop tôt de toute façon pour un miracle. Encore six jours. Le souvenir des soixante dernières minutes — trois-mille-six-cents secondes — remonte à la surface, comme une graisse néfaste et nauséabonde. C’est elle qui s’en est occupée, sans même s’en rendre compte. Elle regarde sa main droite et y voit le sac en plastique bariolé de salive ; elle ouvre les doigts et le laisse voler au sol. Elle ne pouvait pas laisser ses filles, comme elle les nommait si affectueusement, seules pour on ne sait combien de jours. Probablement jusqu’à Noël, où les membres de leurs familles se demanderaient bien où ils étaient passés… peut-être, s’ils avaient le temps de s’y arrêter. Elles n’ont pas souffert. Enfin… elle ne le croit pas. Elles sont désormais unies pour toujours. Fini leurs discordes. Elles sont paisibles. Elle se met à genoux devant le divan et dépose son visage sur les fourrures encore chaudes, les bras entourant la masse gris pâle d’un côté, noir de geai de l’autre. Le Ying et le Yang. Les effluves se mélangent ; la sienne, à elle, à lui et à elles. Une dernière caresse familiale.

Elle tourne la tête sur le côté, l’oreille sur les poitrines silencieuses, et plonge à nouveau son regard dans la nuit enneigée. Les lumières multicolores reflètent les couleurs de l’arc-en-ciel sur la neige blanche. Des voitures passent. Comment la Terre peut-elle encore tourner quand son monde s’effondre ? Sommes-nous donc si peu ? Un simple grain de sable sur une plage infinie, chauffée par les doux rayons du soleil. La mer léchant le rivage. Il aime la voile. Aimait. Lui a-t-elle coupé tous ses vents avec son pied non marin ? Elle espère ne pas l’avoir rendu malheureux, une amertume qui aurait eu raison d’eux. Pourquoi y songer maintenant de toute façon… le temps s’est figé. Les « j’aurais dû » n’ont plus leur place. Ils sont morts, tout comme lui.

Enivrée, elle retourne au présent… et aux présents. Les ouvrir sans sa présence serait un sacrilège. Sauf un, quel a deviné. Pour sa dernière soirée, elle hésitait à porter le magnifique déshabillé en satin qu’il lui a offert il y a de nombreuses années et qu’elle n’a pratiquement jamais porté… comme un triste hommage. Troc factice. Artificiel. Pourquoi pas une tenue qui représenterait mieux qui elle est en réalité ? Était. Avant tout ça. Elle manipule l’un des paquets ; probablement un pyjama. Elle devrait le porter au moins une fois, pour lui faire plaisir. Il la regarde peut-être de là-haut. Du doigt, elle perce le papier. Trop tard pour reculer maintenant. Elle l’ouvre les mains tremblantes. Polar bleu poudre avec de petits chatons. Elle enlève ses vêtements, là, au milieu du salon, devant la fenêtre dont les rideaux sont ouverts. Quelle importance ? Elle passe ses mains sur sa nouvelle tenue d’apparat, soyeuse et douce. Il la connait bien. Connaissait bien.

Dans la salle de bain, l’eau est déjà prête. Elle ne se rappelle pourtant pas s’être fait couler un bain. Peu importe. La vapeur embrume le miroir, ce qui va de pair avec son esprit. Puisqu’elle a le choix, elle préfère vivre les derniers moments que les premiers, c’est moins long, moins répétitif… moins nombreux. Mise en scène féérique. Souffle de vie s’échappant en volutes. Rivières rouges. Son gilet de laine est déposé sur le rebord du bain, bleu vert… pers comme ses yeux ; elle passe son doigt dans le trou de l’ourlet ; elle lui tient la main. Elle lui parle. C’est le réveillon. Ils rient. Font des projets. Elle est si fatiguée. Elle ferme les yeux.

Elle n’entendra jamais la sonnerie du téléphone. Les mots tant désirés : « erreur d’identification… mauvais portefeuille… confusion… blessé… mais vivant ». Couché dans son lit d’hôpital, heureux d’être en vie, il n’aura pas le plaisir de la voir entrer, inquiète, mais rayonnante de bonheur. Soulagée. Ils ne riront pas plus tard de ce dramatique quiproquo, lorsqu’ils auront les cheveux gris et le dos vouté. Non. À la place, il contemplera le visage d’un agent à l’air désolé. L’ange de la mort. Il entendra à son tour les mots : « … regret de vous annoncer ». Vies détruites par distraction, par la bêtise humaine… par une erreur lourde de conséquences. Existences anéanties par manque d’espoir.

* La graphie rectifiée est appliquée à ce texte.

Nouvelle : Le royaume désenchanté

Nouvelle - Le royaume désenchanté

Le tout commença par une idée simple, un objectif réaliste : être populaire, être aimée. Je me rappelle l’instant exact où je pris la décision de changer les choses. Assez, c’est assez. J’avais acheté une revue pour jeune fille, que je feuilletais en me demandant pourquoi je n’étais pas comme elles. Je lisais des revues parlant de meurtriers en série célèbres, des médecins maudits du troisième Reich, des phénomènes paranormaux. Il devait y avoir quelque chose qui clochait avec moi. Assurément. Je décidai alors de faire une petite liste toute simple, sans savoir que ce simple geste m’amènerait au bord du gouffre, dans une contrée inconnue que j’aurais mieux fait de ne jamais découvrir :

Maigrir

Me maquiller

Mettre des bijoux

Une liste rudimentaire. Inoffensive. C’était aussi banal que d’écrire « pain, lait, beurre » sur un vulgaire morceau de papier avant d’aller à l’épicerie. C’est toujours stimulant de biffer un objectif atteint. C’est plus concret que de se faire croire que nous n’avons jamais eu l’idée en premier lieu. Les paroles et les pensées s’envolent, les écrits restent. Je n’étais cependant pas motivée par ces jeunes filles de magazines. Elles n’étaient que de vulgaires mannequins en deux dimensions, imprimés sur du papier glacé. Irréelles. Non, je voulais être comme les autres étudiantes de ma polyvalente, ces reines incontestables qui étaient aimées et adulées par leurs chevaliers servants chargés à la testostérone, admirées par leurs envieux sujets féminins et craintes par les parias du royaume, dont je faisais partie. J’étais Cendrillon, malmenée par ses immondes demi-sœurs, qui ne voulaient qu’avoir la chance d’être la reine du bal et de rencontrer son prince charmant.

Je décidai donc de me concentrer sur le premier objectif : mon poids. Il me suffisait de faire attention, et le vilain petit canard se transformerait en cygne majestueux. Je ne serais plus invectivée, frappée, ou bien rejetée. Je deviendrais également une souveraine. Je commençai donc à faire une autre liste… c’est rassurant et concret une liste :

10 ml de margarine légère : 35 calories

1 tranche de pain blanc : 60 calories

1 pomme : 150 calories

Je commençai à préparer mes propres repas, à peser et quantifier ma nourriture. La cuillère à mesurer et la balance alimentaire étaient devenues mes sujets, mes amies. Elles m’aideraient à passer du statut de servante à celui de reine. Je commençai à voir des résultats et, au lieu de passer aux autres items de ma liste initiale, je décidai de les agglomérer au premier point, qui allait si bien.

1 sachet de bouillon : 10 calories

1 branche de cèleri : 1 calorie

1 feuille de salade : 2 calories

J’avais maintenant le contrôle absolu sur mon corps, mais je perdais celui sur ma tête. Je glissai lentement vers l’obsession, pas seulement envers la nourriture, qui était devenue mon ennemie jurée, mais envers tout ce qui m’entourait, comme le ménage, les horaires, la routine. Moi, qui avais toujours aimé apprendre, je négligeais mes cours pour planifier mes repas et compter les calories. Je séchai même quelques après-midis de classe pour aller à la chasse aux produits faibles en gras. Mon activité favorite était devenue la revue des allées des différentes épiceries du quartier. J’étais devenu un fantôme arpentant un château gigantesque et découvrant toujours de nouvelles pièces à hanter.

Café, thé : 0 calorie

Pour mon plus grand malheur, je ne m’étais pas transformée en jeune fille populaire. J’étais devenue transparente. Pourquoi mon stratagème ne fonctionnait-il pas? L’obsession augmenta tandis que la dépression s’installa. Mon cœur ralentit dramatiquement, ma pression chuta et les évanouissements commencèrent. Un billet du médecin me permit d’abandonner mes cours d’éducation physique. Je commençai à mettre des gilets de laine et de gros bas de coton sous mes pantalons afin de tenter de me réchauffer en pleine canicule estivale. J’étais frigorifiée jusqu’aux os.

J’avais maintenant un tout nouveau titre de noblesse : anorexie. Maintenant, plus de vingt ans plus tard, les gens osent parfois porter un jugement sur cette maladie, et rejettent du revers de la main mes commentaires sur le sujet. La plupart ne savent pas, ne seront jamais. Paix à leur âme. Moi, je sais, je l’ai connu, je l’ai vaincu. Veni vedi veci… ou presque. Je me rappelle une scène du documentaire « La peau et les os ». Une des jeunes filles, son fragile cerveau monopolisé à compter les calories, ne se rend pas compte qu’elle mange un morceau de peau de poulet rôti par erreur. La terreur s’installe lorsqu’elle réalise son faux pas. Je sais ce qu’elle ressent, je l’ai vécu mainte fois. Personne ne peut comprendre le sentiment de panique totale de ce moment affreux du film. Moi, je le peux. J’ai vécu les crises d’angoisse et de larmes en regardant une salade verte. Le souffle se coupe, l’estomac se serre, les mains tremblent… la terreur est totale. Cela ne m’est plus arrivé depuis fort longtemps, mais la bête est là, aux aguets dans un coin de mon cerveau, attendant l’occasion de se montrer le bout du nez. Je suis ma pire ennemie. Lorsque j’ai revu cette fameuse scène du reportage plusieurs années plus tard, j’ai eu la même réaction que la première fois : « Non! », ai-je envie de crier à l’héroïne sur le point d’avaler un poison mortelle, comme Blanche-Neige mordant à belles dents dans la pomme offerte par la méchante reine. La jeune fille du reportage ne s’endort toutefois pas tout doucement en attendant le baiser du prince charmant… elle va vomir dans les toilettes, complètement terrorisée. La vie est rarement un conte de fées.

Je pourrais dire que l’amour et l’envie d’être normale m’ont en quelque sorte sauvée. Sortir de ce royaume maudit que fut la polyvalente fut également un facteur non négligeable. Cependant, peu importe où j’allais, je n’étais jamais populaire. J’avais fait tout ça pour rien. Ma santé physique était hypothéquée à jamais, mon équilibre mental était juché précairement sur la routine du quotidien et un sentiment d’échec perpétuel s’installa, perché comme une cerise sur le sundae de ce désastre semblable à du cyanure : inodore, incolore, mortel. Le désir de me faire aimer de mes pairs augmenta au même rythme que les revers relationnels. Les montagnes russes émotionnelles continuèrent et je tentai de me faire accepter à tout prix : le gym, les 5 à 7, les discothèques, les beuveries, et les parties privées qui tournent presque à la débauche.

Près de dix ans passèrent. Un jour, sans ne plus vraiment l’attendre, je rencontrai à nouveau l’amour, le vrai cette fois. Celui qui m’apprendrait qu’il ne sert à rien de chercher à tout prix à devenir quelqu’un que je ne suis pas : une femme sociable acceptée de tous. Je fus toujours une solitaire, quelqu’un qui prend plaisir à regarder des films et lire des livres. Je n’ai pas besoin d’avoir une vie extraordinaire : il y a des personnages sur pellicule et sur le papier qui sont des substituts suffisants. La rage et le sentiment d’échec étaient cependant toujours présents malgré tout ce que je possédais. Je voyais le verre à moitié vide au lieu de le voir à moitié plein.

La solution à nos problèmes arrive rarement au moment où l’on en a besoin. On a beau se tenir debout, les bras en croix, en criant « Viens, je t’attends! », rien n’y fait. Le salut fait en général son apparition avec grand fracas, comme un éléphant entrant en trombe dans un magasin de porcelaine. Pour moi, le tout s’est matérialisé sous forme d’inspiration durant un de mes nombreux voyages solitaires en voiture. Une histoire s’imposa à moi, et je décidai de m’y atteler sans attendre. Cela devint une obsession, mais une à laquelle il était inutile de tenter de résister. J’avais des choses à dire, et surtout, des sentiments à exprimer. Je pris trois ans à coucher sur papier un roman de science-fiction qui me permit de réaliser que j’étais capable de mener un projet positif à bien. Pas besoin de psychologues ou de médicaments lorsqu’on a la chance d’écrire. Bien que mes histoires soient fictives, mes personnages portent tous une petite partie de mes stigmates en eux : la peine, la rage, le désespoir, la vengeance, la violence… mais aussi l’amour et l’espoir. Je sais par expérience que je peux réussir ce que j’entreprends, j’ai toutefois payé cher cet apprentissage.

J’avoue en toute honnêteté que les médias sociaux m’ont permis de prendre une douce et méchante revanche : certaines de ces reines du passé ont perdu leur couronne en cours de route et sont tombées de leur trône royal. Elles vivent maintenant dans les bas-fonds de leur fief, léchant leurs plaies comme des chiens galeux. Je prends parfois un malin plaisir à lire leurs déboires et à en rire intérieurement. Ce n’est pas empathique, c’est même bas. Très bas. Je ne suis pas parfaite. Je n’ai jamais dit que je l’étais d’ailleurs. C’est tout simplement la vie au sein du royaume désenchanté qu’est le nôtre.

La graphie rectifiée est appliquée à ce texte.

Nouvelle : Le fourgon

le-fourgon

Deux-millions-cinq-cent-mille dollars. Cent-mille tomates pour chaque année perdue à vivre en cage. Désolé de notre erreur, passons à un autre appel. Merci, bonsoir. Il ne s’agit pas ici d’une lamentable gaffe sur une vulgaire facture de téléphone. Est-ce que vous savez ce qu’on fait en prison aux hommes qui, comme moi, sont condamnés pour le viol et le meurtre d’une belle fillette de huit ans? Pas à ceux qui plaident coupables en disant qu’ils sont malades, que ce n’est pas de leur faute. Eux, ils sont gardés en retrait. Ils sont r-e-p-e-n-t-a-n-t-s. Comme si c’était suffisant. Justifiable. Non. À ceux qui crient haut et fort qu’ils n’ont rien fait, qu’ils sont innocents? On les attend à chaque détour et on les bat… s’ils ont de la chance. Je n’ai jamais été chanceux. Moi, j’avais droit au spécial de la maison : enculages en série jusqu’à je ne puisse même plus chier. Vingt-cinq ans à servir de ghesha et à sucer comme une sale pute de bas étages pour avoir le droit de respirer un jour de plus. Je me demande parfois pourquoi j’y tenais tant à cette vie de chien. Pendant qu’on me défonçait le cul, je ne pouvais que penser à elle. Louise St-Denis. Je l’appelle plutôt Louise Sans-Génie. C’est sans gêne que je peux maintenant dire « vive le cancer généralisé ». Grâce à lui, Louise la salope a avoué l’inavouable sur son lit de mort, histoire de libérer sa très chère conscience; elle avait menti, il y a vingt-cinq ans de ça… une éternité pour certains, un battement d’ailes pour d’autres. Un petit bobard pour se rendre intéressante et avoir l’attention du beau petit détective. Elle en avait récolté quelques baises, vite oubliées; lui, une belle promotion. Un aveu, un test d’ADN (vive la science) et hop, me revoilà à l’air libre. Multimillionnaire dans les poches. Un bagage de misère sur le dos. Fuir. C’est ma seule pensée. Viscérale. M’effacer de cette société qui a tenté de m’oublier en me mettant en cage. La solitude. La forêt. Mon vague à l’âme, une tente, un bon feu et mes idées noires. Pouvoir dormir enfin sans peur après un quart de siècle de terreur.

***

— Wow! Qu’est-ce que c’est ça le père?

— Ta future maison pour l’année à venir mon gars! D’accord, ce n’est pas un Westfalia, mais je vais être capable de l’équiper tout comme si c’en était un.

Patrick n’en revenait pas! Lui et Stéphane avait prévu un road trip d’un an vers l’Ouest canadien. Une petite voiture usagée, des tentes jusqu’à l’hiver, de petits boulots durant la saison froide pour se payer un trou quelque part. Ce ne serait pas facile, mais c’était l’aventure d’une vie. Et là, son paternel lui faisait la surprise d’un véhicule certes non conventionnel, mais parfait pour eux. Il avait la gorge bloquée par l’émotion.

Normand avait la larme à l’œil. Mécano de la vieille école, il était content de pouvoir enfin aider son fils à réaliser un de ses rêves, le premier d’une grande série espérait-il. Il lui aurait offert un château que son jeune n’aurait pas eu l’air plus heureux.

— Il reste juste à gratter le reste du logo et des bandes brunes et jaunes, une bonne couche de peinture blanche et l’affaire est ketchup!

— Ils auraient pu laisser les gyrophares, ça aurait été cool!

— Viens, on va aller acheter ce qu’il faut pour transformer ce beau petit panier à salade en un camper digne de ce nom!

Oui, la vie était belle. Il suffisait de saisir les opportunités lorsqu’elle se présentait et cette vente aux enchères de la Sureté du Québec lui était apparue comme par magie. S’il n’avait pas vu la petite annonce dans le journal local, il serait passé à côté de cette occasion en or. Il serra son fils contre lui, geste qu’il ne faisait pas souvent, et réalisa que son petit garçon était devenu un homme. La vie s’ouvrait à lui comme une fleur s’ouvre aux premiers rayons d’un soleil matinal encore timide.

***

La petite Juliette; blonde, douce, joyeuse. Un ange. Elle aimait les animaux. Elle voulait être vétérinaire. C’est ce qu’on a dit dans les médias. Moi, je n’en ai aucune idée. Je sais juste qu’on m’a accusé de l’avoir violé et sodomisé au point de laisser son pauvre petit corps de poupée dans un état proche de celui d’une tomate qu’on écrase à coup de pied. Morte au bout de son sang. « Oui, Monsieur l’agent. Le voisin, il promenait son chien dans le bois ce jour-là, à cette même heure! »… la salope de Sans-Génie. Beau cul sans tête. Aucun alibi. J’étais seul à la maison avec le fameux chien qui n’était pas en mesure de parler en ma faveur. De la terre sous mes souliers, des traces de sang sur une manche de chemise, une griffure sur ma main droite. J’étais devenu un monstre, un tueur d’enfants. Le roi ADN n’était pas encore né, la terre était du même sous-bois (où j’allais effectivement promener mon chien de temps à autre), le sang était le mien; une coupure bête avec une branche d’arbre. Griffure de la nature… pas celle d’un ange.

Le feu commençait à mourir… comme moi-même. Ma vie de servitude à servir de baise dépannage à de gros durs, qui tueraient pourtant le premier fif les regardant de travers, m’ayant laissé avec un bien beau souvenir, de ceux qui laissent votre système immunitaire à plat, comme une vieille batterie déchargée. Je me suis donc levé, lentement, comme un homme de deux fois mon âge, et saisit ma hache. Il fallait aller chercher du bois pour transformer les braises en belles grandes flammes orange, chaudes et puissantes. Si ça avait pu être aussi facile pour mon âme éteinte. L’alcool que j’ingurgitais n’était pas assez puissant pour rallumer le feu… il était juste bon à engourdir la machine.

***

Ça faisait maintenant près de quatre mois que Patrick et Stéphane se promenaient à travers le Canada. On ne voit jamais notre pays, on visite celui des autres. On oubli notre chez-nous : les plaines à perte de vue, les montagnes, les forêts, l’air pur. La liberté. Demain, ils allaient faire le tour du Lac Louise, la raison d’être première de ce grand projet. Les deux jeunes hommes trouvèrent un terrain de camping à près de quatre kilomètres de ce miroir des montagnes. En ce mois d’octobre, l’endroit était presque désert, il n’y aurait qu’eux et leur jeunesse, leurs aspirations, leurs bonheurs illuminant le « saladier », petit nom doux et affectueux donné à leur inusité véhicule. Ils sortirent et s’avancèrent un peu plus loin afin d’apercevoir le magnifique coucher de soleil entre les pics enneigés des Rocheuses. Comme eux, le soleil s’apprêtait à s’endormir pour mieux renaitre au matin. Promesse d’espoir.

***

À travers les troncs, je l’aperçus; vision d’horreur. Le fourgon. Ils avaient décidé de me remettre derrière les barreaux. J’en étais convaincu. Je vis les deux agents carcéraux s’avancer dans les bois. Sournois. Menaçants. Je ne pouvais pas y retourner. Jamais. Les halètements dans mon dos, le foutre dans mon cul et dans ma bouche. C’était trop. Je devais me protéger et faire tout ce qui était en mon pouvoir pour survivre. C’était le bon mot. Survivre à l’opposé de vivre; ça, c’était de l’histoire ancienne. Un verdict de culpabilité avait détruit ce concept de ma piètre existence. J’avançai derrière eux, ma hache sécurisée entre mes deux mains, moites et tremblantes. Ne plus penser. Agir. Ils ne se rendirent compte de rien… ou presque. Je l’espère. Je continuai à frapper comme s’ils n’étaient que de vulgaires troncs d’arbres que je devais réduire en petit bois pour mon feu mourant. La colère de toutes ces années d’abus, de cette injustice, crachée à l’aide d’une lame bien affutée. Je regardai soudainement mes deux ennemis et remarquai leurs parkas, leurs jeans. Leurs visages… il m’aurait été difficile d’en déduire quoi que ce soit, il n’en restait rien. Je me retournai vers le fourgon : il en avait la forme, mais pas de « police » écrit comme une accusation, une menace, pas de gyrophares sur le toit. À l’intérieur : deux lits de camp, un petit comptoir, un frigo, un réchaud. Après un quart de siècle à clamer mon innocence, j’ai finalement tué. Je suis devenu un monstre. C’est de votre faute.

***

Normand voulait mourir, là, sur place. La SQ devant sa porte. L’annonce qu’il avait envoyé son enfant à la mort. Un cadeau empoisonné. Le tueur s’était pendu. Mince consolation. Il avait laissé une lettre… Normand n’écoutait plus. Aucune excuse ne pourrait soulager la douleur qu’il avait au corps. Il rentra comme un automate à l’intérieur et alla vers son armoire de chasse. Il saisit son fusil. Un coup. Libération. Une conne en mal de sensation avait détruit quatre vies. Et l’assassin de la petite Juliette dans tout ça? Aucune importance; il n’y a plus de justice de toute façon. Le monde est devenu fou.

FIN

* La graphie rectifiée est appliquée à ce texte.

Nouvelle : L’anniversaire

lanniversaire

Aujourd’hui, c’est mon anniversaire. Un beau gros quarante ans tout rond, tout dodu et en santé. Le fameux nombre maudit que toute femme redoute au plus haut point. Pas moi. Enfin, je ne le crois pas. Est-ce que ça me tombera dessus comme une tonne de brique dans quelques jours ? Peut-être, qui sait.

Il fait soleil et il fait chaud (c’est généralement pluvieux et frisquet en cette date mémorable) ; pourquoi broierais-je du noir, comme une veuve tissant son propre linceul ? Assise sur le divan au salon, je fais semblant de lire. Pourquoi cette supercherie, me demanderez-vous ? C’est que j’espionne mon tendre époux. Il gambade comme un petit garçon en installant les décorations pour mon anniversaire. Il veut que tout soit parfait pour cette journée importante pour moi, pour la visite qui prendra la peine de faire quelques heures de route pour venir fêter avec nous dans notre coin de paradis perdu. « Paradis » est peut-être un bien grand mot. Disons donc seulement « coin perdu » pour les besoins de la cause.

Habituellement, les couples qui sont ensemble depuis plusieurs années ne font pas de cas des anniversaires. On ne décore plus, pas même d’une petite banderole « bonne fête », et l’on ne se donne plus de cadeaux. On est toujours déçu de toute façon, l’autre ne nous connaissant pas assez. Plus assez. On se concentre sur les enfants et les petits-enfants, se disant que c’est eux notre vie maintenant. Pour mon mari et moi, c’est différent. On aime donner, mais on ne fait pas de fausse modestie : on est également heureux de recevoir. On a de la difficulté à se retenir pour s’offrir nos cadeaux le jour de la fête ; on en garde toujours un ou deux à ouvrir la veille de l’évènement. De vrais gamins !

C’est ça les gens sans enfants. On ne devient jamais adulte. Il nous manque une variable, celle pour laquelle nous sommes censés exister : la progéniture. Ce n’est pas ma perspective personnelle, vous savez. J’ai discuté avec d’autres couples sans fondement, sans but. Comme nous, ils ont des animaux au lieu d’enfants (on a tout de même un instinct à assouvir !). Nous avons le syndrome de l’imposteur. On s’en va vivre en appartement, puis on achète une maison. On a beau avoir un travail, une vie sociale, rien n’y fait. On joue un rôle : celui de l’adulte. On se sent comme lorsqu’on était petit et qu’on jouait au père et à la mère. Que ce soit à trente, quarante ou cinquante ans, notre évolution n’a pas suivi son cours normal, on se sent toujours imposteur. Emberlificoteur. Trompeur. Nous avons sauté une étape cruciale dans notre développement : celui de créer la vie et d’en prendre soin.

On sait très bien qu’on est adulte et qu’on vieillit (on n’est pas idiot tout de même !). Toutefois, c’est facile de l’oublier. On constate le triste résultat des années sur notre gâteau d’anniversaire et sur les cartes. Cet inconfort ne dure qu’une journée ou deux puis on oublie, on met tout ça de côté. Avec un peu de chance, on a assez bien entretenu la peau de notre visage afin que les traces du temps ne soient pas trop apparentes. C’est ce qu’on espère en tout cas. On ne regarde pas trop de photographies du passé dit « récent », celui qui ne date pas de notre enfance ou adolescence. On tourne ainsi un œil aveugle vers cette preuve indéniable qu’on ne vit pas dans une réalité alternative où notre existence se serait arrêtée lorsque nous avons pris la décision de ne pas devenir adultes, de ne pas faire notre devoir d’humain.

Vous trouvez que j’y vais fort ? Pas vraiment. On nous a déjà déclaré que notre vie en tant que couple n’avait pas de but, pas d’objectif. Que nous ne servions à rien, quoi. On dit souvent que la vérité sort de la bouche des enfants ; c’était le cas cette fois-là également. Ce n’était pas méchant, seulement une constatation platement exprimée. Les ridules ne sont donc pas trop au rendez-vous, les fils gris s’étant emparés de notre chevelure sont simples à cacher : un petit dix dollars à la pharmacie et on oublie ce désagrément toutes les quatre ou cinq semaines. Camouflage. Comme par magie, on redevient jeune. De toute façon, ne dit-on pas ces jours-ci que le gris est le nouveau blond ? Pour les jeunes peut-être ; sur nous, ça fait juste « vieux ». On s’examine, on se laisse pousser la frange pour cacher cette vilaine ride transversale et hop, on est presque neuf ! On se maquille plus soigneusement les yeux afin d’attirer le regard des autres sur les portes de notre âme au lieu du cadrage défraichi. Comme le disait si bien Dalida : « J’ai mis de l’ordre à mes cheveux, un peu plus de noir sur mes yeux ». Avec ça, on oublie facilement qu’on a le double de l’âge que notre cœur ressent.

Ce n’est pas que les femmes avec enfants soient moins jolies que les autres. Au contraire. Elles suivent les vagues du temps, et subissent parfois les affres des vents violents du large. Elles vieillissent avec leurs enfants, elles suivent le mouvement du monde. Pour chaque nouvelle année ou nouveau centimètre que gagne la prunelle de leurs yeux, leur raison d’exister, une petite ride de joie ou d’inquiétude décore leurs visages, comme une médaille. Chaque souci, chaque tracas que leur précieuse progéniture leur fait vivre est comme un petit morceau de cœur qui s’envole au loin, au gré du vent. Chacune des peines que le fruit de leurs entrailles subit leur enlève une parcelle de vie. Elles sont comme le cuir de qualité d’un manteau bien taillé : la couleur ternie, la surface se craque, mais la douceur est toujours au rendez-vous, la beauté de la peau qui a rempli sa fonction avec brio : protéger.

J’observe d’un œil mon mari passer à côté de moi, un sourire espiègle sur le visage, et je ne peux m’empêcher d’éclater de rire. Ah oui, c’est vrai : aujourd’hui, c’est mon anniversaire. Il s’éloigne et mon regard s’envole vers l’extérieur, vers le soleil du printemps qui verdit la pelouse jaunie par un hiver rigoureux. Mon sourire s’efface lentement. Je revois ma mère assise dans son fauteuil, un verre de vin rouge à la main et une cigarette entre les doigts. Elle vient de passer le cap de la quarantaine et elle chante avec Ginette, les yeux brillants et un trémolo dans la voix : « … et si mon miroir se ride, s’il se fend d’un lent suicide, c’est pour dire, pour crier en mille éclats de voix, que j’ai encore la moitié de ma vie devant moi… ». Elle ne le savait pas, mais il lui restait à peine vingt ans. Deux décennies à souffrir pour les autres… à cause des autres. Vingt années à mourir à petit feu à essayer d’absorber les peines et les déceptions de ses enfants, de sa famille.

Lorsque je pense aux dernières années, je dois avouer qu’elles sont passées comme l’éclair. Je sais, c’est cliché… qu’importe. Je m’imagine l’existence d’une mère qui, en plus de sa propre réalité et des saloperies que la vie ne manquera pas lui jeter à la figure pour lui signifier que les années s’accumulent, doit en plus avoir comme témoin silencieux des êtres provenant de son corps, de sa chair. Ils grandissent, vieillissent, ont eux-mêmes des enfants. Cette femme accomplie n’est pas pour autant malheureuse ou jalouse de celle qui n’a pas exécuté sa fonction humaine, de celle qui ne se sent pas adulte. Pas plus que cette éternelle jeune femme dans l’âme n’envie l’accomplissement de l’autre. La plupart du temps en tout cas. Quand on ne lui rappelle pas que son existence est futile.

Combien d’années me reste-t-il ? J’ai un sentiment d’éternité qui vit en moi ; il provient très certainement de cette impression de jeunesse perpétuelle de l’humain qui n’est jamais devenu vraiment adulte. Nous sommes des Peter Pan. Non, c’est faux, Pan avait également la jeunesse du cœur. Nous sommes plutôt des Dorian Gray : nous avons signé un pacte avec les ténèbres afin de survivre à l’attaque du temps. Nous agissons comme si nous étions immortels, mais, au fond de nous, la vérité nous hante. Un jour, nous ne pourrons plus nous observer dans la glace sans fendiller notre miroir. Je crains le moment de lucidité où je me regarderai pour enfin apercevoir celle que je suis devenue. J’ai parfois peur de me réveiller de ma torpeur et de réaliser que les rides se sont installées, que le cœur s’est fatigué, et ce, sans l’aide d’un enfant pour m’user. Je crois que c’est encore pire de constater tout ce ravage à un point éloigné dans le temps au lieu de l’avoir subi petit à petit, sans m’en rendre compte, en vieillissant avec mes enfants.

— Ils sont arrivés !

Je regarde ma douce moitié s’élancer vers la porte et je ferme mon livre, que je ne lisais pas de toute façon ; je préférais me morfonde un jour de fête. Je remets un sourire sur mes lèvres et me lève pour accueillir mes invités. Dans deux jours tout au plus, j’oublierai ces sombres pensées. Je redeviendrai Dorian Gray… jusqu’au moment où la vie poignardera pour moi la toile de mon tableau maudit.

* La graphie rectifiée est appliquée à ce texte.